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vendredi 18 septembre 2015

« Les gauches n’ont le choix qu’entre abandonner toute perspective de changement ou redevenir révolutionnaires » entretien avec Christophe Bouillaud






Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l'Institut d'Etudes politiques de Grenoble. Il est spécialiste de la vie politique italienne et, plus généralement, de la vie politique européenne. Il tient un excellent blog que l'on peut consulter ici. Il répond ci-dessous à quelques questions au sujet des mouvements de gauche "alternatifs" que l'on voit poindre et croître (ou stagner !) dans plusieurs pays d'Europe. 


***


On voit émerger, un peu partout en Europe, des gauches alternatives : Podemos en Espagne, Syriza en Grèce, Die Linke en Allemagne et d'autres. Qu'ont-elles en commun ? Vous semblent-elles devoir périmer, à terme, la social-démocratie et le communisme ?

Avant de souligner leurs points communs, il faut d’abord souligner leurs différences. Certains de ces partis possèdent un lien historique avec le mouvement communiste international, contrôlé depuis Moscou entre 1917 et 1991. C’est le cas par exemple de Die Linke en Allemagne qui reste électoralement et humainement l’héritier du PDS, le parti-successeur du SED, parti hégémonique de la RDA, même si d’autres éléments venus de la social-démocratie ou du syndicalisme critique de l’ancienne RFA s’y sont agrégés depuis (dont un Oskar Lafontaine par exemple).

D’autres s’enracinent dans une gauche elle aussi communiste, mais qui refusait la domination soviétique sur le mouvement communiste international. Il s’agit de tous ces partis qui correspondent à un héritage trotskyste ou même maoïste (comme pour le parti « Socialistische Partij » aux Pays-Bas). C’est aussi le cas, pour schématiser, de Syriza, qui affronte d’ailleurs dans l’arène électorale grecque, un parti communiste, le KKE, réputé pour son immobilisme doctrinal.

Par ailleurs, il existe des scissions de gauche des grands partis socialistes ou socio-démocrates de gouvernement. C’est typiquement le cas du  Parti de gauche en France. Enfin, il existe de rares forces - Podemos est pratiquement le seul exemple connu à ce jour - qui ne s’enracinent dans aucune expérience organisationnelle précédente et revendiquent au contraire leur totale virginité politique, tout en reprenant d’évidence des thèmes de gauche traditionnels comme la justice sociale.

Au total, malgré leur diversité d’enracinement historique, la plupart de ces forces finissent - quand elles disposent d’élus au Parlement européen - par siéger ensemble dans le groupe parlementaire de la « Gauche Unitaire Européenne/Gauche Verte Nordique », qui n’est autre que l’héritier de l’ancien groupe parlementaire des communistes de l’ouest du continent. De fait, au Parlement européen, ces formations se rassemblent beaucoup plus facilement que les héritiers du fascisme et du nationalisme européens des années 1910-1940, parce qu’elles partagent une visée internationaliste ancrée dans l’histoire longue du mouvement ouvrier européen. Elles ont toutes, aussi, une histoire commune plus récente : depuis les années 1980,  ces forces – ou les individus qui les ont constituées – n’ont connu pratiquement que des défaites politiques. Le moins qu’on puisse dire en effet, c’est que l’influence de ces partis situées à la gauche de la social-démocratie dominante a été totalement insignifiante sur l’expérience européenne depuis les années 1980. Ces forces ont certes survécu, mais elles ont totalement échoué à influencer les évolutions socio-économiques depuis lors.

Elles ont survécu et même au-delà, puisqu’elles semblent connaître aujourd’hui une nouvelle jeunesse. Est-ce un feu de paille, un simple phénomène de mode ou cela vous semble-t-il durable ?

Disons que la période récente rouvre des opportunités d’agir en profitant de l’épuisement du modèle néo-libéral. De fait, toutes ces forces possèdent en commun la volonté de réimposer un compromis entre le capital et le travail tel qu’il a pu exister en Europe de l’ouest dans les années 1950-1970.  Leur radicalité est donc toute relative puisqu’elles sont sur les positions sociale-démocrates ou socialistes de l’époque.

La grande différence avec le passé, c’est qu’elles ne disposent pour se faire entendre que de l’arme électorale. Dans les années 1950-1970, le capital européen était tout disposé à faire des compromis avec les représentants du travail, parce que, d’une part, les Soviétiques occupaient la moitié du continent, et, d’autre part, parce que le mouvement ouvrier pouvait peser réellement en termes de rapports de force dans la vie économique. En 2015, le mouvement ouvrier est un souvenir historique. Partout en Europe, il n’a plus de poids direct, et a perdu sa capacité à entretenir un rapport de force dans la société. A la limite, pour prendre le cas français, les taxis, les buralistes, les agriculteurs bretons, etc. peuvent encore avoir un impact sur la vie sociale au jour le jour, et mériter quelque attention de la part du pouvoir politique de ce fait. Ce n’est plus le cas du monde ouvrier, du travailleur ordinaire des usines et des bureaux, qui fait désormais très rarement grève et qui ne peut plus rien bloquer, en réalité, que sa propre paie à la fin du mois. De ce fait, la question pour les partis voulant défendre la justice sociale devient celui-ci : comment réintroduire de la justice sociale dans le cadre du capitalisme actuel sans avoir la force du mouvement ouvrier avec soi  pour créer un rapport de force ?

Est-ce à dire que cette gauche alternative n’envisage qu’un aménagement du capitalisme ? L’idée d’une « sortie du capitalisme », c’est fini ?

En réalité, tous ces partis sont critiques à l’égard du capitalisme, mais, contrairement à la situation des années 1960-70, ils ont des difficultés énormes à proposer autre chose qu’une gestion de gauche du capitalisme, même s’ils ont souvent affiché leur conversion à l’écologie. Ils n’ont en fait plus de modèle alternatif de société et d’économie à proposer, comme pouvaient l’être la planification soviétique ou l’autogestion yougoslave par exemple.

Cette absence de modèle alternatif existant déjà là dans la réalité (Russe, Yougoslave) mais plus ou moins fantasmé, se prolonge dans leur manière de gérer les collectivités locales quand ces partis de gauche alternative arrivent à leur tête. Par exemple, « le PDS/Die Linke » a pu participer à la gestion de la ville-Etat de Berlin sans que la différence ne se voie beaucoup, sans qu’on puisse parler d’un modèle innovant de gestion de la chose publique. De même, il y a bien longtemps qu’une municipalité communiste n’est plus considérée en France comme un haut lieu de l’innovation sociale ou économique. C’est là d’ailleurs une autre différence avec l’histoire longue du socialisme. Ce dernier s’est très souvent imposé à travers le « socialisme municipal », donc à travers des expériences de gestion locale de la chose publique qui permettaient de montrer en pratique la capacité à innover radicalement et de rompre - mais sans violence – avec les routines de la société bourgeoise du temps. On n’a plus constaté, ces dernières années, que ces partis de la « gauche de la gauche » aient réussi à innover vraiment de cette manière-là. De ce fait, les expériences de gestion municipale à Barcelone et à Madrid qui ont commencé cette année vont être décisives : y aura-t-il, comme par le passé de vraies innovations ? Y aura-t-il à cette occasion l’invention d’un socialisme municipal pour le XXIème siècle ?

Vous êtes prudent quant à l’avenir de ces formations. Iriez-vous jusqu’à parler de « fonte des gauches » comme l’a fait récemment France culture dans une série d’émissions disponibles ici ?

A vrai dire, la tendance n’est pas uniforme. Certains de ces partis continuent à décliner électoralement à la mesure de la disparition de leur vieille base ouvrière (comme le « Parti communiste de Bohême-Moravie » en République tchèque). D’autres se maintiennent comme Die Linke  sans réussir à percer vraiment en dehors de leur aire historique, en dépit même du fait qu’ils constituent, depuis un moment déjà, l’opposition de gauche à la « Grande coalition » (CDU-CSU-SPD) au pouvoir. D’autres ont été totalement entravés par les mécanismes électoraux, comme le Parti de gauche en France. Tous ces partis restent finalement des seconds ou des troisièmes couteaux de leur vie politique nationale. Podemos, qui a été donné un temps par les sondages comme le premier parti espagnol est, toujours selon les sondages, retombé dans des eaux bien moins glorieuses.

Dans le fond, le seul parti de cette famille qui ait réussi à percer au point de devenir le premier parti de son pays est Syriza. Mais pour en arriver là, il a tout de même fallu une crise économique sans précédent dans aucun pays européen en temps de paix, et trois élections de crise (deux en 2012, et une en janvier 2015) qui ont totalement fait voler en éclat l’ordre électoral établi en Grèce depuis le retour à la démocratie. L’électorat grec n’est pas si différent des électorats des autres pays de l’ancienne Europe de l’ouest. Il en faut vraiment beaucoup pour faire bouger l’électorat vers les extrêmes, et plus encore vers les extrêmes-gauches.

Malgré ces obstacles, ces partis situés à la gauche de la social-démocratie peuvent profiter de l’effritement en cours de cette dernière. En effet, toutes ces années de crise économique ont montré que la social-démocratie n’avait vraiment rien à proposer de nouveau en matière de lutte contre l’injustice sociale, et qu’elle était complètement repliée sur des positions qu’on peut résumer en un « néo-libéralisme à visage humain ». Le quinquennat de François Hollande est typique d’un repli de ce socialisme majoritaire sur un néo-libéralisme à prétentions très vaguement humanitaires. La présidence de l’Eurogroupe, telle qu’elle est exercée par le social-démocrate néerlandais Jeroen Dijsselbloem représente aussi une illustration parfaite de cette réalité du socialisme majoritaire, totalement replié sur le « consensus de Bruxelles ». Sans parler des propos infamants tenus cet été par un Martin Schulz, Président social-démocrate du Parlement européen, à l’encontre de Syriza.

Ce mouvement vers la droite des directions sociale-démocrates peut en arriver à frustrer tellement la part de l’électorat social-démocrate la plus à gauche qu’on peut aboutir à des situations telles que celle de l’actuel  Labour britannique. Avec l’élection d’un survivant improbable de l’aile gauche du parti des années 1980, Jeremy Corbyn, les sympathisants et militants ont signifié clairement qu’ils ne voulaient plus de la ligne du « New Labour ». Plutôt que de rejoindre un nouveau parti à la gauche du Labour, qui aurait eu de toute façon du mal à s’imposer à cause du système électoral britannique, ils ont saisi l’occasion qui leur était (très imprudemment) offerte par les élites travaillistes du « New Labour » pour subvertir le parti de l’intérieur. La réaction quelque peu démesurée de David Cameron traitant le nouveau leader des travaillistes de « danger pour la sécurité nationale » témoigne d’ailleurs du fait que les partis de gouvernement ont l’habitude de fonctionner comme un club de gens raisonnables ralliés au néo-libéralisme. Ils ne conçoivent même plus qu’il puisse exister une opposition réelle entre eux sur ce point.

L'échec d'Alexis Tsipras en Grèce, qui mènera finalement, tout comme les gouvernements grecs précédents, une politique « mémorandaire » va-t-elle affaiblir ou au contraire galvaniser ces gauches alternatives ?

Il va d’abord les diviser ! Il les divise déjà entre ceux qui croient qu’il y a un gain politique à occuper malgré tout le pouvoir d’Etat pour en priver les adversaires de droite, et ceux qui n’y voient qu’une trahison des idéaux et des promesses, c’est-à-dire ceux pour lesquels le pouvoir ne vaut que pour autant qu’on puisse faire la politique qu’on souhaite vraiment. C’est d’ailleurs une vieille polémique à gauche.

Par ailleurs, il est probable que la suite de l’expérience Tsipras va jouer énormément. Arrivera-t-il à se maintenir au pouvoir à la suite des élections de dimanche prochain ? Si oui, au prix de quels compromis ? Et pour quoi faire ? Le plus probable à ce stade, puisqu’il est tenu à la gorge par le nouveau mémorandum, est cependant qu’il échoue à mener une politique de gauche même minimalement humanitaire – puisque c’est de cela qu’il s’agit en fait, plus même de grands projets socio-démocrates à la façon des années 1960-70. La crise sociale grecque va donc encore s’aggraver. De ce fait, une grande partie des gauches alternatives semble être en train de comprendre qu’il n’est pas possible de gouverner un pays à gauche dans le cadre européen actuel. Et aussi qu’elles ne peuvent espérer faire changer le navire européen de trajectoire tant elles sont structurellement minoritaires.

Le problème devient alors le suivant : ces gauches n’ont plus d’autre choix que d’abandonner toute perspective de changement perceptible, ou de redevenir révolutionnaires au sens ancien du terme. Or il se trouve que tout le parcours de ces gauches, en particulier de l’aile communiste la plus traditionnelle comme le PCF en France, a été justement, depuis les années 1970, d’abandonner toute perspective révolutionnaire. De même, les partis communistes ont pour la plupart accepté l’appartenance de leur pays à l’Union européenne et se sont inscrits dans cette perspective vague d’une « Autre Europe », comme l’avait fait Alexis Tsipras lui-même en devenant le candidat de ces partis à la Présidence de la Commission européenne en 2014. Or c’est tout ce récit d’une « Autre Europe », qu’on obtiendrait à force de pressions électorales douces et répétées, qui se trouve mis à mal par l’affaire grecque. En clair, on constate que les élections dans un pays périphérique et débiteur de l’eurozone n’ont plus aucun poids politique. Même un référendum n’a plus de poids. De fait, il suffit d’imaginer un autre parcours pour la Grèce, après le 6 juillet 2015, que celui qui a été choisi par Tsipras, pour se rendre compte que c’est bien d’une révolution qu’il se serait agit – ou du moins de rupture nette avec l’existant. En plus, comme une telle révolution ne peut se faire que sur une base nationale, ça déstabilise complètement cette gauche très européiste au fond. Il suffit de voir les propositions du « Plan B » du groupe Varoufakis/Mélenchon/Lafontaine/Fassina.  Ça reste encore une ébauche de plan visant à faire pression pour une « Autre Europe ». Ce n’est pas très réaliste. Seule la sortie de la zone Euro ou de l’Union européenne seraient réalistes, mais ça impliquerait d’en finir pour longtemps avec le rêve de l’Europe unie.  Tertium non datur. La gauche n’a pas fini d’être divisée sur ce point.

En parallèle à l'émergence de ces gauches critiques, on voit monter partout diverses formes de « populisme de droite ». Dans un cas comme dans l'autre, qu'ils donnent des réponses de gauche ou des réponses de droite, on constate que tous ces mouvements ont mis au cœur de leur discours deux thématiques : celle de l'Union européenne (qu'il faudrait soit quitter soit remodeler) et celle de la souveraineté (nationale et/ou populaire). Pour quelles raisons ?

Cet énervement montant contre l’Union européenne, aussi bien, effectivement, à l’extrême-gauche qu’à l’extrême- droite des échiquiers politiques, tient au fait que cette dernière contraint désormais fortement les politiques publiques des Etats membres. Il faut à la fois respecter l’ordre néo-libéral en économie, et l’ordre « libertaire » en matière de mœurs au sens large du terme (droits de l’homme, libertés procréatives, droits des homosexuels, statut des étrangers, etc.).

Contrairement à ce qu’on dit parfois à gauche, cette double contrainte « libérale/libertaire » ne résulte pas seulement des traités, mais aussi des rapports de force partisans au sein du Parlement européen (comme le montrent bien les études du groupe Votewatch.eu) et au sein du Conseil européen. Si vous êtes, comme actuellement le très conservateur Viktor Orban, pour la promotion de votre économie nationale et pour la défense de « l’Europe chrétienne » (et pas nécessairement celle du Pape François…), vous vous trouvez très largement en dehors des clous du consensus régnant à Bruxelles. Dès lors, ceux qui défendent des visions contradictoires avec ce consensus européen « libéral/libertaire » auront de plus en plus la tentation de quitter le navire européen, à mesure que leurs propres électeurs comprendront qu’ils n’ont rien à espérer de l’Union européenne.

Il aurait sans doute fallu une vision beaucoup plus attentive aux attachements de chaque population pour éviter ce genre d’écueils : le cas hongrois l’illustre bien. C’est là une nation « ethnique » qui a peur de disparaitre démographiquement et qui ne s’est pas remise du traumatisme du Traité de Trianon de  1920. On aurait pu prévoir à l’avance que l’arrivée d’immigrants ou de réfugiés sur son sol, musulmans de surcroit, serait immédiatement instrumentalisée par la droite et l’extrême-droite du pays. Il aurait donc fallu être beaucoup plus prudent et plus réaliste, dans l’ensemble des dispositions des traités, et respecter mieux les idiosyncrasies de chacun. Si demain le Royaume-Uni quitte l’Union suite à un référendum, ce sera largement à cause de ce manque de discernement dans les obligations imposées à ce pays en déclin séculaire.

Justement ! La Grande-Bretagne, qui a pourtant un rapport très distendu à l’Europe, a elle aussi trouvé son leader de gauche critique en la personne de Jeremy Corbyn, dont il se dit qu’il a fort peu de sympathie pour l’UE. Comment l’expliquer ?

Ce que j’en comprends, c’est que la dynamique Corbyn est principalement inscrite dans la vie politique britannique, dans le refus de certains secteurs de la gauche d’accepter la domination du néo-libéralisme sur le « New Labour », et dans le refus des politiques conservatrices menées par Cameron et qui semblent parties pour durer.  Cette élection n’a  donc pas un rapport très net avec l’Union européenne, parce que le Royaume-Uni n’a pas eu besoin de l’UE pour devenir le paradis (ou l’enfer ?) du néo-libéralisme. Dans le pays des zero-hour contracts, l’Union européenne peut encore apparaître, par contraste, comme un espoir de justice sociale.

Toutefois, il est significatif que le nouveau leader des travaillistes ne soit pas un fervent européiste. Il se souvient sans doute que dans les années 1970, c’était la droite conservatrice qui voulait l’entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun, et pas tellement le gauche travailliste qui avait des doutes quant à ce projet d’intégration continentale. Cependant, Corbyn n’a pas sauté le pas de plaider la sortie de son pays de l’Union européenne, alors même qu’il en aurait l’occasion avec le référendum qu’a imprudemment promis David Cameron sur le sujet. Probablement, la question écossaise complique l’équation, puisque le SNP (Scottish national party) se déclare fortement attaché à l’Union européenne.

Bon, on n’ira évidemment pas jusqu’à dire que la « droite de la droite » et la « gauche de la gauche » s’équivalent sur la question européenne, et que, selon un célèbre poncif, « les extrêmes se rejoignent ». N’est-ce pas ?

Bien sûr que non. En dehors du constat partagé d’une pression de plus en plus grande de l’Union européenne sur les politiques publiques nationales (surtout en matière de politique économique où il n’existe plus que la one best way néo-libérale à tout crin promue par la Commission européenne et la BCE), il existe une évidente différence d’approche entre l’extrême-droite et l’extrême-gauche critiques de l’Europe.  A droite, il est facile d’être nationaliste et de dire du mal de Bruxelles, de « l’EURSS », tout en se proclamant tout de même pour une collaboration entre nations européennes souveraines. A gauche, il ne va pas de soi de proposer une rupture avec le projet européen, considéré comme ayant aussi des aspects très positifs quand il est pris sous l’angle « libertaire » (au sens par exemple de défense de l’égalité hommes/femmes, des droits des homosexuels, etc.).

De fait, il suffit que dans un pays la fierté nationale - au sens de capacité à voir l’avenir du pays comme celui d’un pays autonome et autosuffisant -  soit un peu développée pour que l’asymétrie des résultats entre la gauche et la droite eurocritiques soit frappante. La France représente le cas typique de cette situation : l’extrême-droite a acquis une longueur d’avance dans la critique de l’Union européenne en faisant appel à l’idée de la grandeur - perdue mais à retrouver - du pays. Pendant ce temps-là, l’extrême gauche se perd en arguties autour de la possibilité ou non de rendre l’euro plus social...

Vous connaissez particulièrement bien l'Italie. En tant que pays d'Europe du Sud largement malmené par la crise des dettes souveraines et de l'euro, elle devrait avoir, elle aussi, son parti de gauche critique. Ça n'est pas le cas. Pourquoi ? Quelle formation occupe cette place en Italie ?

Il faut comprendre qu’en Italie, la « gauche de la gauche »  – le Parti de la Refondation communiste ou les Verts par exemple – a été de toutes les aventures et mésaventures de la gauche de gouvernement depuis 1993. Aussi bien au niveau national, régional ou communal, en raison des modes de scrutin adoptés depuis cette époque, cette gauche a fonctionné comme une périphérie critique de la gauche dominante, l’ancienne majorité du PCI (Parti communiste italien) devenue le PDS (Parti démocratique de la gauche), puis les DS (Démocrates de gauche) et enfin le PD (Parti démocrate). Jamais cette « gauche de la gauche » n’a été capable de représenter autre chose qu’un groupe de compagnons de route, certes un peu rétifs et remuants, de la gauche dominante. Du coup, elle a accepté toutes les réformes néo-libérales faites par cette gauche dominante avec laquelle elle n’a jamais rompu. Il faut ajouter à cela d’innombrables querelles de personnes, la construction de chapelles et de sous-chapelles suite aux défaites successives, une fixation funeste sur les gloires passées du communisme italien, une propension extraordinaire au choix de leaders médiocres, un zeste de corruption aussi au niveau local et régional.

Face à cette situation va se créer, en 2007-09 et à l’initiative de l’humoriste Beppe Grillo, le « Mouvement 5 Etoiles », qui va s’affirmer « au-delà de la gauche et de la droite ». Au départ, il va attirer des militants souvent liés à des combats écologiques locaux, qui auraient dû être à gauche de la gauche si cette dernière ne les dégoutait pas de l’être. De fait, le dégoût d’une partie des électeurs italiens contre la classe politique est alors tel que ce mouvement labellisé « ni droite ni gauche » rencontre un immense succès aux élections de février 2013.

Après un passage à vide, il semble que le M5S représente désormais la grande force d’opposition au gouvernement de centre-gauche de Matteo Renzi, notamment sur des problématiques de gauche comme la défense d’un revenu minimum garanti pour tous les Italiens. Il faut également noter que le M5S ose tenir un discours très critique à l’encontre de l’Union européenne, et de la zone euro en particulier. Jamais un parti de gauche italien n’aurait osé tenir ce genre de propos, parce que la gauche italienne est, depuis les années 1970 et la période de l’euro-communisme, très européiste. Pour beaucoup, l’internationalisme communiste a été remplacé par l’européisme. De ce point de vue, le M5S est un mouvement nationaliste, car il entend faire prévaloir les intérêts réels des Italiens, de l’économie italienne, sur toute forme de croyance européiste, en se prévalant de la réalité d’une Italie, si j’ose dire, déjà européenne (honnête, travailleuse, instruite, connectée, etc.). En quelque sorte, le M5S pense que l’Italie a assez d’Europe en elle pour ne pas avoir besoin de recevoir des leçons de Bruxelles et de Francfort.

Par ailleurs, il semble que le mouvement du PD vers le centre – voire vers la droite - impulsé par Matteo Renzi, son leader depuis fin 2013 et actuel Président du Conseil, est devenu tel qu’une partie de la minorité du PD va essayer cet automne de fonder  un nouveau et véritable parti de gauche. Il est donc possible qu’une force alternative finisse par exister à la gauche du PD. Pour finir, il faut noter que l’un des problèmes de la gauche italienne réside dans son rapport au communisme. Les dernières élections ont montré que la marque communiste (la faucille et le marteau) ne valait plus rien sur le marché électoral italien. Il est sans doute temps de faire le deuil du PCI et d’aller vraiment de l’avant…

Selon vous, à quel parti de « gauche alternative » déjà existant la nouvelle formation italienne issue du PD pourrait-elle ressembler ? Quelles sont ses chances de percer dans le paysage politique du pays ?

Cette force nouvelle sera sans doute critique vis-à-vis de l’Union européenne actuelle, mais n’ira probablement pas jusqu’à prôner une rupture avec la zone euro ou l’UE.

Cette problématique restera donc le privilège du M5S ou de la droite extrême, représentée par la Ligue du Nord de Matteo Salvini. Ce parti a investi dans l’euroscepticisme depuis 1999. Il a pourtant participé à tous les gouvernements de Silvio Berlusconi sans influer en rien sa politique européenne. Du coup, malgré son retrait dans l’opposition depuis octobre 2011, il était jusqu’à peu en déclin. A présent, son nouveau leader a décidé de jouer à fond la carte de l’anti-UE, et de le faire  au nom de toute l’Italie (alors qu’il s’agit au départ d’un parti de défense des intérêts du Nord de l’Italie contre le Sud du pays). Comme souvent à droite de l’échiquier, ce discours eurocritique se joint à une xénophobie affirmée, en l’espèce à un refus de toute présence de l’Islam en Italie. Du coup, ce parti n’a jamais été aussi haut dans les sondages d’opinion…

Au total, la gauche critique joue un rôle électoralement mineur sur l’échiquier italien, et je doute qu’avec le M5S d’un côté et la Ligue du Nord de l’autre, un quelconque discours critique sur l’Europe venant de ce côté-là rencontre beaucoup d’audience.  


mercredi 2 septembre 2015

Why is the euro the instrument of the German domination ?







As it is known, early elections will take place in Greece on September 20. Two of the competing parties are the weakened Syriza (its Secretary General, Thanassos Koronakis, resigned, many militants step down) and a split of the latter, Popular Unity. This group - directed by the former minister Lafazanis – openly advocates for the idea of a Greek exit from the eurozone - a Grexit - if it turns out that the price to pay to remain in the common currency is necessarily austerity. 

After the appalling agreement settled between Greece and its creditors on July 13 and the coming into effect of the 3rd memorandum, some could not but draw such conclusions. In this respect, Alexis Tsipras' surrender had at least the virtue of awakening people's consciences. Several "alternative" left-wing actors all across the continent, from Podemos in Spain to Die Linke in Germany, from Melenchon to Montebourg in the French case, try to find a way to break, at last, with the euro-austerity. 

The answers they come-up with remain varied. At this stage, the idea of putting to an end to the common currency is far less popular than that of uniting at a paneuropean scale to attempt to reverse Germany's uncompromising "right-wing" economic policy. 

The proponents in favour of the second option, who usually come-up with federalist proposals, seem to forget rather quickly what Germany owes – and not only right-wing Germany, as Merkel rules in coalition with the Social Democrat –  to the euro. Not only do they omit that the Federal Republic has become the main beneficiary of the common currency, but also that the euro places de facto the country in a center position. And allows it to consolidate its domination... even though Germany never aimed at it in the first place. Therefore, questioning Germany's hegemony within the eurozone means questioning the euro itself. 

This text, which is the translation of an article published here in July, aims at clarifying this. 

*** 


Why is the euro the instrument of the German domination ? 

-Text initially published on July 17


In Greece, Alexis Tsipras' first project of associating the revival of democracy, the end of austerity and the continuation of the inclusion in the eurozone was akin to that of squaring the circle. By refusing to consider the Grexit, the Greek Prime Minister doomed his two other projects to fail. 

First, he doomed his project of reviving the Greek democracy to fail. This was clear : the result of the July 5 referendum, though triumphal (62% no), has not brought major changes. In fact, nothing can successfully set Europe on the path of a better integration of the will of the peoples. The reason of this lies in the roots of the EU. Being a transnational project, the EU aims by definition at reducing the power of the nations if is composed of. But getting over with the nations doesn't necessarily imply getting over with nationalisms, in spite of what Jean Monnet's successors –  whose minds are still stuck in the 50's – still hammer stubbornly. It does not take a genius to realize that Germany, Finland, and Baltic States were subject to an acute nationalist crisis, which peaked during the weekend of July 13, resulting in a merciless score-settling targeting Greece. However, wrecking the nations means wrecking democracy, because the first is the basis of the second, the framework in which it develops. There is not and there will never be a revival of democracy as long a the EU keeps its supranational impulse. But there will be nationalism. A great deal. 

Then, as one could easily foretell, Greece failed to achieve a "good euro", an anti-austerity euro. But this objective is as unreachable as the first. For the euro is a currency that was shaped for savers. By construction, it can only serve the best interests of the capital, at the expense of workers. The top priorities apportioned to the European Central Bank by the treaties – maintaining currency stability, containing inflation –  epitomize the phenomenon. The passion for low inflation rates is, as a matter of fact, far from being disinterested. Inflation is, indeed, a powerful redistributive mechanism : it reduces the value of the debt (in which the rich invest some of their savings) as well as the monetary value of savings, and stimulates wage and price increase. For that matter, it is quite astonishing that a "radical left-wing" party like Syriza didn't see the irreversible incompatibility between the inclusion to the eurozone and its political agenda targeting social justice. As the existence of the euro forbids to implement a proper monetary policy and deprives the states of their budgetary autonomy, only one economic policy instrument remains at their disposal : the cost of labour. When the grasp on currency and the grasp on budget are lost, the only remaining freedom is that of driving wages down. Endlessly. 

Finally, these events acutely revealed the hegemonic grasp Germany has acquired on the European edifice. But considering the distribution of powers within the Community institutions suffices to glimpse it. The eastward and northward shift of the Union's centre of gravity, directed by the Federal Republic, is spectacular. Germany itself rules over quite a few institutions. For instance, it has been apportioned the presidency of the European Bank of Investment (EBI) and the directorate general of the European Stability Mechanism (ESM). Most importantly, it rules over the European Parliament : its President, cabinet director and Secretary General are German. And Martin Schulz, as his recent Anti-Greek sallies have highlighted, defends more the interests of his country than the interests of the institutions he is in charge of and his own social-democrat principles. 

As for other institutions of the Union, they are almost all led by officials from Germany's tightest zone of influence : the German-speaking Polish Donald Dusk is President of the Council, while the Luxembourger Jean-Claude Juncker was imposed as President of the Commission. As regards the Eurogroup, it is presided by the Dutchman Jeroen Dijsselbloem. The latter has just been rewarded with a new mandate for the torments he inflicted on Greece for weeks and his flawless support of the German viewpoint. Dijsselbloem was preferred to a Spanish candidate, as it is true that North-East eurocrats mistrust their latin homologues. The evidence : when France hardly succeeded in imposing Pierre Moscovici, no matter how docile, he was cautiously gifted with two chaperons from Western Europe (Vladis Dombrovskis, Latvia) and Northern Europe (Jyrki Katainen, Finland). Finally, only the ECB is led by an Italian. But his actions during the last two weeks basically consisted in purposefully bankrupting the Greek banking system by freezing the ceiling of the emergency liquidity expected to fund it. This foreshadows that « super Mario » deserves the spiked helmet he was awarded with a couple of years ago by the German tabloid Bild Zeitung. 

So, in a nutshell, an austerity euro and an omnipotent Germany : these are the pieces of data of the equation. Only one task remains : identifying the link between the two, by showing how much the common currency helped Germany to develop its hegemony over the Union. 

Two events of the early 90's gave this country the disproportionate influence it now has within Europe. The first was reunification, costly process characterized by the fact that it was partly paid by Germany's European neighbours. This reunification produced the double effect of setting the country at the centre of the continent and improving its competitivity, its exporting industry and its  trade balance  by re-opening its hinterland

The second event took place when France attempted to limit the consequences of the first … but produced the opposite effect. This event is the creation of the euro, which was supposed to confiscate the Mark to reunified Germany and ground the country into the euro. Alas, in lieu of the expected containment, we provided our big neighbour with a weapon it now uses to tame others. 

In fact, the confiscation of the Deutschemark was an epic failure. On the contrary, the euro was at once a German currency. A renamed Mark, in short. This is the condition which was necessary for the Federal Republic to use the euro. Still, the euro had to remain, as has been noted, a steady and strong currency, a currency for old savers savers to maintain their retirement capital. Actually, the root principles of the euro are precisely the ones allowing to tackle the great German problem : the demographic problem. One can hardly imagine the extent to which the economic choices of this country - choices imposed to all users of the same currency - are determined by constraints linked to depopulation. The obsession for debt defeasement? This is to make sure that the capital invested in the public debts is never eaten away by a default. The obsession for budgetary rigour? This is to guarantee that the debt remains sustainable even if the working population decreases. Germany's use of the euro to achieve huge trade surpluses at the expense of its partners? This is hoarding used as a means to pay the German retirement pensions of tomorrow. And all is in the same vein. 

This is exactly where the problem lies. Obviously so strongly orthodox a conception of the currency policy can't be suitable to all countries. Thus, if the common currency is maintained, Germany will keep increasing its surplus and Greece its deficit. 

Besides, it is now clear that there will not be any massive transfer in the future. In any case, not gracefully. It's precisely to postpone the use of this expedient some more that Merkel keeps – by imposing inapplicable agreements – funding Greece even though everyone knows that it is insolvent. By maintaining the illusion that Greece will pay its debts, Germany continues convincing itself that it won't have to pay. Since the beginning of the Greek crisis German leaders have kept repeating to their taxpayers that the rescue of Greece would be painless to them. But this cannot work, and the lie is about to be discolsed. If Greece if being financially tormented this way, it's only to maintain the illusion some weeks more, maybe some months more. Hardly more. 

This is the crux of the problem : even by imposing austerity and the ordoliberal order all over Europe, by using the common currency as a tool of oppression, by striving to build a "disciplinary eurozone" around it, Germany won't be able to avoid making concessions. It won't be able to maintain for much longer the privilege of a euro designed for Germany while refusing to embrace its drawbacks, that is, to pay for others. The extreme nervosity palpable on the other side of the Rhine, the incredible aggressiveness of some leaders and of the press all suggest that the Germans are starting to realize this. For the time being and by opposition to a deeply rooted legend, Germany's integration to the eurozone has brought more benefits than costs to the country. But now, the IMF asks for a 30-years moratorium on the repayment of the Greek debt. As for the ECB, even if it has lastly turned into an executor of the dirty work of the Eurogroup. The latter, feverish, now admits the "unquestionable" necessity of debt relief. In the foreseeable future, it is almost sure that, as it is put in a well-known expression and for the first time since the common currency exists, "Germany will pay". France, too, for that matter, and several other countries after them. But on no account will we pay for Greece. Actually, we will pay for the euro. 

At all events, it is hardly useful to wait meekly for Germany to turn into a "more solidary" country. Or to beg it with a silky voice to give up its "national egotism". Germany will not do so. However, the moment has maybe come to inform Germany that its beloved euro is now beginning to work against its national interests. Many have already understood this. That's the case of Wolfgang Schäuble, who declares he rather likes a Grexit to a restructuration of the Greek debt, and seems ready to venture to put an end to the myth of the irreversibility of the euro rather than stretching out his hand –  and the German chequebook –  to the "lazy Greeks" and other olives chewers. 

Others had already come up with similar ideas before him. Some had even developed a more thorough analysis than his own. In 2013 the economist Konrad Kai, advisor of the German minister of finance (called Wolfgang Schäuble: well, well!), declared in the newspapers Die Welt that "Greece [was] a bottomless well, as no one has ever predefined a limit of what Greece can swallow. The debt ratio increases because, among other things, the economy of the country shrinks woefully". Then he went on adding : "Germany cannot save the Eurozone (...) if we want to get over with the monetary Union, the Northern countries are the ones we should begin with. And if it comes to that, then Germany must leave the euro". 

Clearly, if this happened, if Germany did leave the euro, the whole zone would dissolve itself. "How awful!" would be the answer of those endoctrinated, and that of other euroreligious, but first and foremost of the caciques of the main French political parties. "Luck!" would be the sigh of relief of all others, those who voted "no" in France in 2005, and those who did the same in Greece in 2015. 

So please, distinguished Germans, keep doing what you are good at : being harsh, egoistic and self-centered. And, in this line, be the first to leave !