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mercredi 18 mai 2016

Ce que la loi El Khomri doit à l'Union européenne



« La loi El Khomri c’est la faute à l’Europe », affirme sur son blog Jean-Luc MélenchonC'était sans doute une raison suffisante pour choisir de la faire adopter par 49.3. Quand ça vient de l'Europe c'est très sérieux, ça ne se discute pas. Et comme «l'Europe c'est la Paix », ça n'attend pas.

Pour autant, Mélenchon n'exagérait-il pas en écrivant cela ? De son côté, l'économiste Frédéric Farah ne caricaturait-il pas en expliquant à son tour: « comprenons-bien que la loi El Khomri a l'euro pour père, et pour mère la stratégie de Lisbonne de mars 2000 » ? Ne cédait-il pas à la facilité de « faire de l'Europe un bouc émissaire », selon l'expression consacrée ?

Hélas, ni l'un ni l'autre n'affabulait ni bouc-émissairisait. Cette « Loi travail », nous la devons effectivement, pour une bonne part, à notre appartenance communautaire. Pour s'en apercevoir, encore faut-il quitter un instant le terrain des grands principes sur lesquels s’affrontent généralement « européistes » et « eurosceptiques ». Il faut ajuster son masque, chausser ses palmes et consentir à plonger dans les eaux froides de la technique. On découvre alors le pot-aux-roses : l'Europe, c'est l'apnée.


Ce que la loi El Khomri doit aux traités


Il ne faut pas craindre de l'affirmer (d'autant moins qu'on ne risque guère d'être compris) : la « Loi travail » nous vient des GOPE. Oui, des GOPE.

Les GOPE, ce sont les « Grandes Orientations de Politique Économique ». Plus précisément, ce sont des documents préparés par la direction générale des affaires économiques de la Commission européenne. Conformément à l'article 121 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), ces documents sont ensuite transmis au conseil Ecofin (c'est à dire à la réunion des ministres européens de l'économie et des finances), puis au Conseil européen (les chef d’État et de gouvernement). Après validation, les GOPE deviennent des recommandations du Conseil aux pays de l'Union et font l'objet d'un suivi. Toujours selon l'article 121, «  le Conseil, sur la base de rapports présentés par la Commission, surveille l'évolution économique dans chacun des États membres ». Cette « surveillance multilatérale » est rendue possible grâce aux informations généreusement fournies par les États à la Commission. Bref, un joli petit traité de servitude volontaire que le Traité sur le Fonctionnement de l'UE.

Au départ toutefois, les GOPE n'étaient que des textes vagues et peu engageants. Pour les rendre plus contraignants et dans l'espoir de donner enfin son plein potentiel à l'idée délicieuse de « surveillance multilatérale », la Commission de Bruxelles s'est chargée d'en accroître la portée au sein d'un document important publié en 1998, à la veille de la mise en place de l'euro.

Ce document intitulé Croissance et emploi dans le cadre de stabilité de l’Union économique et monétaire s’intéresse au tout premier chef - comme son nom l'indique - à la question du marché du travail et à l'emploi. Il confère un rôle central aux GOPE et indique de manière claire ce qu'elles doivent contenir, en égrenant l'une derrière l'autre ces formules bien connues au doux parfum de schlague : « stabilité des prix», « assainissement des finances publiques », « modération des salaires nominaux », « renforcement des incitations à la discipline salariale ». Bref, toute la panoplie.

Depuis qu'elles existent, les GOPE ont toujours contenu des injonctions à réformer le marché du travail. Si l'on examine celles pour 2012 par exemple - parfaitement au hasard : il s'agit juste de l'année de l'élection de François Hollande - on voit que le Conseil recommande à la France de « revoir la législation, notamment la procédure administrative de licenciement ». Ou de « veiller à ce que l'évolution du salaire minimum favorise l'emploi, notamment des jeunes, et la compétitivité », ce qui signifie, traduit du Volapük de Bruxelles en Français des Deux-Sèvres ou de Haute-Garonne, qu'il ne faut pas augmenter le SMIC. On notera au passage et juste pour rire qu'il est demandé la même année de « supprimer les restrictions injustifiées sur les professions (vétérinaires, taxis, notaires...) et secteurs réglementés » : bienvenue à toi, ô « loi Macron ».


Ce que la loi El Khomri doit à la « stratégie de Lisbonne »


Tout cela n'étant pas encore suffisamment abstrus, il a fallu qu'on en rajoute. En mars 2000, on a donc mis en place la « stratégie de Lisbonne », dont l'objet était de faire advenir en Europe [roulements de tambours] : « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale » [Fermez le ban].

La stratégie de Lisbonne - devenue depuis « stratégie Europe 2020 » - se veut globale. Elle est surtout labyrinthique. Elle prétend faire superviser par les instances européennes tous les domaines de la vie de tous les pays. Et embrasser dans un même geste les questions liées aux marchés financiers, celles liées à l'éducation, les affaires de finances publiques, celles de protection sociale, de création de PME, d'emploi bien sûr, de veau-vache-cochon-couvée. On en passe, et pas des meilleures.

Plus on simule la scientificité, plus ça fait chic et plus on est crédible. Avec la stratégie de Lisbonne, on s'est donc doté d'outils nouveaux et hautement techniques. Pour suivre la question de l'emploi, on a ainsi adjoint aux GOPE les Lignes directrices pour l’emploi (LDE). Les deux ensemble, GOPE et LDE, sont regroupées dans les LDI (lignes directrices intégrées), dont le site de la Commission européenne nous dit ceci : « les lignes directrices intégrées déterminent le champ d'action des politiques des États membres et la direction à suivre dans la coordination de celles-ci. Elles servent de base aux recommandations par pays ».

Aux recommandations par pays ? Tiens donc. Et que recommande-t-on à la France, pour l'année 2016 ? L'intégralité du patafar est consultable ici . Pour résumer, il est d'abord déploré que « la décélération récente des salaires réels reste insuffisante », que « la France affiche toujours des coûts salariaux parmi les plus élevés de la zone euro, principalement en raison « du niveau élevé des cotisations sociales patronales », ou que « les augmentations du SMIC induisent une compression des salaires vers le haut ».

A titre de solution, il ensuite proposé de « maintenir les réduction du coût du travail découlant du CICE », d’œuvrer à limiter davantage « les rigidités du marché du travail » (ce qui signifie qu'il faut faciliter le licenciement), de « faciliter, au niveau des entreprises, les dérogations aux dispositions juridiques générales, notamment en ce qui concerne l'organisation du temps de travail ». Dans cette dernière formule, on reconnaît immédiatement l'inspiration des nombreuses dispositions prévues dans la loi El Khomri pour accroître le temps de travail des salariés, tout en rémunérant moins bien, dans certaines conditions, les heures supplémentaires. 


Ce que la loi El Khomri doit à l'euro

Enfin, il ne faut pas négliger ce que la « Loi travail » doit à l'appartenance à la zone euro, et cela pour plusieurs raisons.

La première est que l'euro est une monnaie surévaluée pour plusieurs économies de la zone, de la Grèce à la France et jusqu'à la Finlande, qui a parfois envisagé de s'en défaire. Cela nuit à la compétitivité de ces pays, fait perdre des parts de marché à leurs entreprises, et détruit des emplois. La loi El Khomri fait partie de ces solutions que l'on essaie de trouver pour regagner de la compétivité-coûts par l'écrasement des salaires faute de pouvoir déprécier la monnaie.

La seconde raison est que la zone euro vit sous la surveillance permanente des marchés financiers, dont on a décidé au départ - c'est l'un des innombrables vices de conception de l'euro - qu'ils seraient désormais les seuls banquiers des États-membres. Or les marchés de capitaux, on s'en doute, ont une tendance assez nette à œuvrer pour que la répartition de la valeur ajoutée créée dans la zone soit favorable au capital (c'est à dire à eux-même) et non au travail. Ça leur est d'autant plus facile en régime de « libre circulation des capitaux », que le capital y est éminemment mobile, cependant que le travail demeure très sédentaire. La compétition entre les deux ne se fait donc pas à armes égales. A tout moment, le capital peut menacer d'aller s'investir ailleurs si les conditions dans l'un ou l'autre des pays européens lui déplaisent. Le travail, lui, ne peut menacer que de pas grand chose. Enfin, il peut toujours manifester contre la loi El Khomri, comme c'est le cas actuellement. Sans grand succès d'ailleurs, ce qui témoigne assez bien du caractère inéquitable du rapport de force.

La troisième et dernière raison est que l'euro n'a pas seulement privé les État-membres de leur monnaie. Elle les a aussi privés de l'instrument budgétaire, puisque dans le cadre du « semestre européen », du two pack, du six pack - encore des instruments inspirés des techniques managériales et dont la prétention à scientificité confine au grotesque - les budgets nationaux sont sous haute surveillance de la Commission européenne. Alors, faute de pouvoir recourir à la politique monétaire, faute de pouvoir utiliser l'instrument budgétaire, on se sert du seul levier de politique économique qui demeure : l'ajustement à la baisse du « coût du travail ».

La loi El Khormi est le résultat de tout cela, exactement comme le Jobs Act italien de 2015, et comme toutes les réformes du même acabit adoptées ces dernières années en Europe du Sud.


***

En tout état de cause, le gouvernement français a bien travaillé. Le commissaire Valdis Dombrovskis l'en a chaudement félicité lors d'une visite à Paris fin mars. Comme rapporté par le site spécialisé sur les questions européennes EurActiv, le vice-président de la Commission « à l'euro et au dialogue social » (sic) a salué la loi El Khomri comme une heureuse initiative « destinée à répondre aux rigidités du marché du travail, et qui devrait relancer l’emploi ». Un bien bel hommage ! Merci patron !


Article initialement paru sur le site du Figarovox




11 commentaires:

  1. christian bernard18 mai 2016 à 21:10

    Je me tue à dire autour de moi, sans grand succès, que l'Europe, ce n'est pas un rêve, ni des 'valeurs', ni un idéal, ni la paix : c'est du Droit et qu'il faut l'appréhender comme telle (pour constater ce qu'elle est ... et qu'on ne la changera pas).
    Avec Sapir, vous êtes la seule, Madame Delaume, à rendre compte de cette réalité !
    Je suis effaré de voir comment la presse (et spécialement les spécialistes des affaires européennes) manque à tous ses devoirs et se mue en propagandiste.

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  2. Le 19 mai 1974 est une grande rupture dans l'histoire de France.

    Le peuple français choisit de faire une nouvelle expérience : la construction européenne.

    Le 19 mai 1974, le peuple français choisit un chef de l'Etat qui n'a plus comme priorité l'intérêt national.

    Pour la première fois de son histoire, le peuple français choisit un chef de l'Etat qui a comme priorité numéro un la construction européenne.

    L'élection de Valéry Giscard d'Estaing est une rupture historique : à partir du 19 mai 1974, tous les chefs de l'Etat auront comme priorité numéro un la construction européenne.

    De même, tous les premiers ministres auront comme priorité numéro un la construction européenne.

    Valéry Giscard d'Estaing, François Mitterrand, Jacques Chirac, François Fillon, Nicolas Sarkozy, François Hollande : tous ces européistes sont les responsables de la décadence de la France.

    Ils ont été au pouvoir, on les a vus à l'oeuvre.

    Bilan de ces 42 ans de construction européenne ininterrompue : un échec total.

    La construction européenne aboutit à un échec économique, un échec financier, un échec environnemental, un échec concernant le « vivre-ensemble », un échec social, un échec démocratique, un échec moral, un échec politique.

    Dans les autres pays membres de l'Union Européenne, c'est pareil. Partout en Europe, les partis extrémistes explosent leurs résultats électoraux.

    http://mobile.lemonde.fr/idees/article/2016/05/04/l-autriche-dans-la-nasse-populiste_4913685_3232.html

    Conclusion :

    En France, qui est le responsable de ce désastre ?

    Depuis le 19 mai 1974, le peuple français est le premier responsable de la décadence de la France, car il vote toujours pour des européistes.

    Aujourd'hui, nous avons la décadence de la France, car nous sommes devenus un peuple décadent.

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  3. L'Europe n'est pas que cela. C'est trop réducteur. L' Europe a été très bénéfique pour nombre pays comme l'Espagne, le Portugal, L'Irlande notamment. Le problème de la France vis à vis de l'Europe est qu'elle veut absolument garder sa singularité qui peut être effectivement contraire aux lignes directrices de l'Europe. Cette loi El Khomri c'est se mettre au diapason de l'Europe. Bonne ou mauvaise idée, je n'ai pas la prétention de le savoir. Ce que je sais c'est que de nombreuses PME refusent des commandes du fait d'investissements trop risqués comme l'embauche de nouveau salarié. C'est un choix très difficile pour les patrons de PME. Une flexibilité accrue les aiderait grandement.

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    1. Le problème des PME c'est surtout quand l'état ou les grosses entreprises payent leurs commandes avec des mois de retard, ca plombe leurs trésoreries. Mais entend pas le gouvernement parler de ce problème qui n'écoute que le MEDEF pas du tout représentatif des PME.

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    2. Des PME qui refusent des commandes, mais c'est une blague?? Non parce que des PME, j'en ai une et j'en connais plein. La loi travail ne fait RIEN pour nous, car les conditions pour faciliter le licenciement ne sont pas atteignable par les PME. Et dans le monde d'aujourd'hui, les PME sont en train de crever la gueule ouverte car avec 55% de charges en moyenne, elles sont en concurrence avec les multinationales qui elles payent 8% de charges en moyenne. Alors l'argument à 2 balles pour dire que ça va aider des PME, faut vraiment rien connaitre de ce monde.

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    3. Des PME, j'en ai une et j'en connais pleins d'autre. Elles sont en train de crever la gueule ouverte parce qu'elle se battent contre des multinationales qui payent 8% de charges en moyenne, alors que les PME, c'est 55%!! Et des PME qui refusent des commandes, je n'en connais pas. Entre petit patron, on s'appelle, on coopère, on s'uni, mais on ne refuse pas de commande aujourd'hui. Les rares qui en ont trop demande un coup de main, et toutes les autres galères à trouver des clients pas trop sur la paille. Alors venir nous dire que ça va aider les PME, je vous mets au défi de me citer un article qui aidera les PME à embaucher.
      A vous lire,

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  4. Denis Monod-Broca20 mai 2016 à 11:46

    Tout cela est consternant, désespérant, honteux...

    Mais le pire est sans doute qu'une France à nouveau libre, indépendante, souveraine, devrait bel et bien s'imposer une certaine dose d'une certaine forme de rigueur.
    Depuis 1973, 42 ans !, nous vivons au-dessus de nos moyens. ce n'est pas entièrement de la faute de l'euro et de l'Europe, même s'ils y ont leur part, et ce n'est pas tenable !
    Le budget de la France c'est, en chiffres ronds, 400 milliards de dépenses et 315 milliard de recettes, donc 85 milliards de déficits (3,8 % du PIB peut-être mais 22 % du budget !) dont 45 milliards d'intérêt de la dette. C'est littéralement insensé, il n'y a pas d'autre mot.
    Alors, oui, il faudrait des efforts et des sacrifices, mais pas pour les beaux yeux des bureaucrates de Bruxelles ni pour les bonus des patrons, non ! : pour nous, pour la république, pour la France ! et pour avoir à nouveau des choses à dire au monde...

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  5. C'est étonnant, ces 42 ans, c'est à quelques mois près la durée de ma vie professionnelle. Or, pendant cette période, je n'ai pas eu l'impression de vivre au-dessus de mes moyens. Pas d'aides autres que les minima légales, ce que j'ai acheté, je l'ai toujours payé sans en discuter le prix, j'ai remboursé tous mes crédits, si je faisais un écart, mon banquier se chargeait de me le rappeler verbalement ou par écrit et je devais toujours rembourser, les intérêts en plus. Alor, si ces professionnels de la finance (banquiers, commerçants, gouvernement)qui nous font sans arrêt des leçons ne savent ni fixer leur prix, ni calculer les taux d'intérêt ou d'imposition de façon à faire en sorte que nous ne puissions pas acheter, comme ça on ne vivrait pas au dessus de nos moyens. Ce n'est quand même pas moi qui vais leur apprendre. Un peu facile de dire que nous vivons au-dessus de nos moyens. Ou alors nous ne faisons pas partie du même monde

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    1. Denis Monod-Broca22 mai 2016 à 13:32

      Collectivement, nous vivons au-dessus de nos moyens, si ! Comment le dire autrement ? La France vit au-dessus de ses moyens ? mais la France, c'est nous. L'Etat français vit au-dessus de ses moyens ? mais l'Etat c'est nous.

      Moi non plus je n'ai pas de dettes, sauf ma part des dettes de la France, comme nous tous...

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    2. Sauf qu'à quelques millions près, nous avons remboursé en intérêt depuis 1973 aux banques privées environ 1800 milliards d'euro. Et il se trouve que l'endettement global effectif de la france est estimé actuellement à environ... 1800 milliards d'euros. Et ça, c'est sans compter l'évasion fiscale de nos dirigeants et "grands patrons", dont la seule affaire récente des Panama papers révèle des milliards de fraude. Alors comme d'autres pays l'ont fait, nous devons d'abord établir quelle part de cette dette est légitime. Si il en reste, alors je me sentirai concerné. Arrêtez de croire ces manipulateurs qui vous disent qu'on a pas le choix....

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  6. jojolespiedsnickelés29 mai 2016 à 09:09

    => retrait de la loi "précarité du travail" 100% kk !

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