lundi 23 mai 2016

« La France est l’État-nation par excellence », entretien avec Marcel Gauchet - (1/2)



« Ce n’est pas moi qui ai été bienveillant avec de Gaulle et
sévère avec Mitterrand, c’est l’Histoire, telle que nous en
enregistrons les résultats aujourd’hui ». 


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A l'occasion de la parution de son dernier livre, Comprendre le malheur français (Stock, mars 2016), le philosophe Marcel Gauchet a accordé à L'arène nue un long entretien, traitant principalement de l'identité politique de la France dans le cadre européen actuel. Cet entretien sera publié en deux volets, dont voici le premier. 
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Votre livre comporte plusieurs chapitres historiques dont l'un sur la France gaulliste et un autre sur la France mitterrandienne. Vous semblez bienveillant avec de Gaulle, qui aurait, selon vous, « réconcilié les Français avec leur histoire » et « stabilisé la démocratie ». En revanche, vous êtes assez dur avec Mitterrand. Au bout du compte, faites-vous désormais partie de ces souverainistes qui attendent le retour du Général pour les libérer de l'Europe supranationale ?

Non ! Pour le coup, c'est même un « non » franc et massif ! Ce n’est pas ainsi, à mon sens, qu’il faut raisonner. Je précise d'abord que mon livre n'est pas un livre d'historien mais un livre d'analyse politique. Si j'ai dû faire ce détour par l'Histoire c’est parce qu’il est indispensable pour éclairer le présent. Ce n’est pas moi qui ai été bienveillant avec de Gaulle et sévère avec Mitterrand, c’est l’histoire, telle que nous en enregistrons les résultats aujourd’hui. On ne choisit pas son moment. De Gaulle arrive à la fin d’un cycle historique qu’il ferme avec un certain bonheur, Mitterrand arrive à l’orée d’une nouvelle période dont il rate et nous a fait rater collectivement l’entrée. C’est ainsi ! En effet, la période gaulliste apparaît comme la clôture d'un long cycle historique. Elle se présente aussi comme un moment assez heureux de construction d'un équilibre qui a mis très longtemps à advenir dans l'histoire de France. Le gaullisme ne peut être pensé, à mes yeux, qu'en référence à 1789 et à ses suites.


Vous remontez loin. Pouvez-vous préciser ?

De Gaulle a répondu à la question suivante : « quel est le régime qui convient le mieux à l’État-nation de citoyens hérité de la Révolution française ? ».

La Révolution française a échoué à mettre en place le régime adéquat aux droits de l'homme. Elle débouche sur l'épisode napoléonien qui est gros de sens politique, dans la mesure où il signe la réinvention de l’État sur la base des principes révolutionnaires....mais au prix d'une dictature militaire. Le problème est posé. Pour résumer grossièrement la suite, la France ne cessera plus d’osciller entre l'autoritarisme plébiscitaire d'une part, et, d'autre part, une vision naïvement doctrinaire du régime représentatif libéral. 

La troisième République est un compromis entre ces deux écueils qui tient à peu près la route. Elle accomplit des choses importantes, mais elle ne constitue pas une réponse suffisante au dilemme. Ni la troisième ni, a fortiori, la quatrième République, ne répondent au principal problème politique français ouvert en 1789. Ce problème est celui de l'équilibre entre d'une part le principe de l'incarnation, avec une homme qui figure l'unité collective, et, d'autre part, l'exigence de représentation. La plupart du temps, on a soit la représentation sans l'autorité politique, soit l'autorité politique sans la représentation. De Gaulle réussit à apporter une réponse équilibrée à ce dilemme.

____ De Gaulle a répondu à la question suivante : « quel est le régime qui convient le mieux à l’État-nation de citoyens hérité de la Révolution française ? » ____

Autrement dit, il parvient à élaborer une synthèse heureuse entre l'horizontalité et la verticalité...

On peut le résumer ainsi. Par ailleurs - c'est loin d'être anecdotique - de Gaulle parvient à faire entrer dans cette synthèse l'accord avec le monde industriel, que la France n'avait pas réussi à trouver non plus depuis la révolution industrielle. Ainsi, les Français résolvent leurs deux problèmes hérités des XVIII° et XIX° siècle. Ils se dotent d'un régime politique qui, sans être exempt de défauts, n'en demeure pas moins une synthèse solide entre ces deux écueils que sont d'une part la République acéphale, d'autre part la dictature monocolore. Par ailleurs, ils achèvent leur entrée dans la modernité économique.

Est-ce à dire qu'avant de Gaulle, la France était un pays économiquement à la traîne ?

Le primat français du politique a toujours rendu difficile le rapport à l'économie de style capitaliste. Il en est résulté tantôt un capitalisme qui parasite l’État, tantôt un État qui paralyse l'économie Par excès de réglementation et de protection de secteurs dépassés. Là encore, le juste équilibre faisait problème.

A cet égard, il faut dire que de Gaulle a eu la chance d'être en adéquation avec son époque. De Gaulle est aussi l'enfant de la conjoncture heureuse qu'il trouve en 1958. Il peut compter ainsi sur le personnel dont il a besoin, que lui fournit la technocratie mendésiste. L'appareil d’État à cette époque-là est peuplé de gens d’une qualité exceptionnelle qui sauront le rendre performant. Par ailleurs, on est au cœur de la grande période d'expansion d'après-guerre. Le « génie français » tel qu'hérité de l'Histoire, c'est à dire l'idée du gouvernement rationnel, s’y déploie avec bonheur. Il est parfaitement en phase avec la conception de l'économie d'alors, qui fait prévaloir les très grandes entreprises, les très grands projets, la régulation keynésienne et la planification. Tout ça, ce n'est pas de Gaulle qui l'invente. C'est la conjoncture qui le lui offre sur un plateau.

Marcel Gauchet
Mais il ne faut pas oublier non plus que le gaullisme correspond à la fin d'un cycle, et qu'il nous laisse un héritage pour partie empoisonné. Ce pourquoi il n’y a pas grand sens, de mon point de vue, à se dire « gaulliste » aujourd’hui, tellement les problèmes sont différents. De Gaulle voulait un président au-dessus des partis et il a installé en fait un système de partis. Il voulait un État fort et il nous lègue un excès de pouvoir présidentiel qui aboutit à la déstructuration de l’État. De Gaulle était, à titre personnel, très respectueux de la logique propre de l’administration. Mais ses successeurs ne vont pas entendre les choses de la même oreille. Il vont au contraire considérer que le primat de la volonté politique issue de l'élection sur la rationalité administrative est absolu. L'exemple caricatural de cette tendance, c'est, dans la période récente, la RGPP (révision générale des politiques publiques) de Nicolas Sarkozy. On assiste vraiment là à un processus de destruction de l’État au nom de la politique.


N'est-ce pas plutôt au nom de l'économie ? Parce qu'il s'agit bien, dans un cas comme celui de la RGPP, de faire des économies...

Il s'agit de la volonté des politiques de faire des économies et de faire primer leurs choix ! C'est là le point clé. A la limite, on pouvait envisager l'exécution de ce programme dans un certain respect de la rationalité administrative. Là, à l'inverse, on découvre une volonté farouche de subordonner l'administration au gouvernement, ce qui sort complètement de la philosophie gaulliste. J’entendais récemment Bruno Le Maire expliquer qu'il fallait, aussitôt arrivé au pouvoir, renvoyer trente directeurs d’administration centrale pour les remplacer par des fidèles. C'est tout à fait contraire à la conception gaullienne de l’État ! Et cela au sein même du parti qui en revendique l'héritage !

Dans ce cas, pourquoi cette sévérité vis-à-vis de la France de Mitterrand ? Au bout du compte, l'entrée en crise dont vous parlez n'advient-elle pas plus tôt, après le départ de de Gaulle et l'entrée en piste de ses successeurs ?

Non. C'est véritablement la période mitterrandienne, qui me semble correspondre à l'ouverture d'un cycle de crise. D'une certaine façon, on peut même dire que Hollande paye encore aujourd'hui -très cher même - la facture mitterrandienne.

Cette entrée en crise relève d'un cycle historique qui dépasse de beaucoup le cadre français, puisqu'il s'agit de la grande réorientation des systèmes économiques intervenue dans les années 1970. Cette transformation du monde, qui n'est rien d'autre que « la mondialisation », est un facteur de déstabilisation majeure de la France héritée du gaullisme. Mitterrand, c'est la mauvaise réponse française à la mondialisation.


François Mitterrand et Jacques Delors
Pourquoi ? Parce qu'elle était trop « néolibérale » ? Pas assez « souverainiste » ? Vous écrivez par exemple que « l'Europe selon Mitterrand et Delors, c'est la transformation d'un non-dit initial en un mensonge »...

Arrêtons-nous un moment sur cette notion de souveraineté. Je crains que la connotation polémique de « souverainisme », qu'elle soit revendiquée ou, le plus souvent, vilipendée, n'obscurcisse le fond de cette question. Qu'on s'entende bien : le principe de souveraineté garde à mes yeux toute sa nécessité car je ne vois pas du tout en quoi pourrait consister un État-nation moderne en dehors de la pleine disposition de sa souveraineté...

Mais... le but de ceux qui se défient de l'idée de souveraineté est bien de faire disparaître l’État-nation !

Justement ! C'est pourquoi il faut être « souverainiste » jusqu’à un certain point. Mais en même temps, il ne faut pas perdre de vue que « la souveraineté » n'est pas une essence intemporelle. Elle se définit dans un certain contexte. Ce que je reproche à certains souverainistes intempérants, c'est de ne pas mesurer les conditions nouvelles qui sont créées par l'environnement dans lequel nous évoluons. En Europe, qui demeure quoiqu'on en dise le laboratoire politique moderne, la souveraineté de chaque nation doit s’accommoder d'une nécessaire de coopération avec les nations environnantes.

___ « le principe de souveraineté garde à mes yeux toute sa nécessité car je ne vois pas du tout en quoi pourrait consister un État-nation moderne en dehors de la pleine disposition de sa souveraineté » ___ 


Des nations qui n'ont donc pas vocation à disparaître ? Vous écrivez - ça semble a priori paradoxal - que la construction européenne, qui prétendait dépasser les nations, « a involontairement accouché de nations plus mûres et moins contestables »...

Elles ne vont pas disparaître. Mais elles ne peuvent pas non plus demeurer isolées. C'est la difficulté de l'idée même de nation. Les nations sont à envisager au pluriel. Par ailleurs, elles se reconnaissent comme identiques dans leurs principes. Dès lors, aucune nation ne peut subordonner une autre nation ou l'absorber. Le pas supplémentaire que la construction européenne a fait accomplir à ses nations composantes, c’est la découverte de leur essence pacifique et de leur vocation au décentrement permettant la construction d’un intérêt commun.

Elles sont devenues « non impérialistes », selon vos propres mots. Pourtant, beaucoup d'eurosceptiques reprochent à l'Union européenne de constituer une nouvelle forme d'empire. Un « empire non impérial », ajoutait même l'ancien président de la Commission européenne Barroso.

Les gens qui disent cela ne savent vraisemblablement pas ce qu'est un empire ! Le pompon, c'est quand les imbéciles de Bruxelles évoquent le Saint-Empire romain germanique comme le sommet de l'originalité politique vers laquelle nous devons tendre. Quand on se souvient de ce que ça a été ! Le Saint-Empire était un parfait chaos. Si c'est ça la « gouvernance européenne », personne ne peut sérieusement en vouloir !

Que dire de l'héritière du Saint-Empire, l'Allemagne ? N'a-t-elle pas quelques restes de prétention impériale, ou en tout cas, hégémonique ?

Le cas de l'Allemagne est très spécifique. L'Allemagne s'est construite en tant que nation comme empire. Au travers de l'épisode bismarckien et de l’unification de 1871. Cette formule est au cœur de la tragédie allemande du XXème siècle. Les Allemands ont eu l'occasion de vérifier que le Reich n'était pas forcément le rêve, c'est le moins que l'on puisse dire !

Pourtant, il reste vrai, même si elle est devenue inoffensive, que cette nation a du mal à se penser en tant que telle. Et qu'elle a tiré de son histoire, me semble-t-il, une conception très autiste de son rapport au monde. Frédéric Lordon, avec lequel je suis rarement d'accord, utilise une excellente formule. Selon lui, il est faux de dire que « l'Allemagne ne pense qu'à elle ». Il faut dire « l'Allemagne ne pense que pour elle ». Voilà qui est très juste : précisément, c'est ce qui lui reste de son ancien statut d'empire.

Si l'Allemagne n'est pas aboutie en tant que nation - on a pu parler à son sujet de « nation retardée » et l’expression me semble garder une certaine pertinence - ça se comprend par son histoire. Sa volonté de conjurer l'épisode hitlérien l'a enfermée dans le passé. Du coup, le pays - qui est devenu le fer de lance de l'économisme en Europe - a réinvesti dans l'économie une part de ce qu'il ne peut plus faire par des moyens politiques, diplomatiques ou militaires. C'est pour cette raison que l'Allemagne reste enfermée dans son idée de vertu morale et de sérieux économique, le tout dans un schéma autiste, qui est celui de l'empire. Car la vraie définition de l'empire est bien là : il n'a vocation à n'exister que pour lui, et le reste du monde n'a vocation qu'à graviter autour de son système de domination.


Le reste du monde a surtout vocation à être écrasé s'il se montre réfractaire. C'est bien ce qui s'est passé avec la Grèce l'été dernier.... 

On a essayé d'écraser la Grèce, mais la Grèce est très coriace ! Les Grecs font semblant de jouer le jeu, mais ils persévèrent dans leur être. Peut-être gagneraient-ils d'ailleurs à faire certaines des réformes qu'on leur demande : un appareil d’État un peu plus efficace ne leur ferait pas de mal !


Et la France alors ? Est-elle une nation achevée ?

Sans esprit cocardier, je crois qu'on peut le soutenir. La France est même l’État-nation par excellence, dans l'histoire européenne et probablement dans le monde. C'est là, à la faveur des hasards de l'Histoire, que la formule de l’État-nation moderne a trouvé sa décantation la plus radicale, comme nation de citoyens et comme État rationnel.

Et si c'était un problème, justement ? Est-ce que dans un environnement mondialisé, une nation aussi fermement établie mais de taille moyenne, ainsi que le répètent à longueur de temps les européistes, n'est pas inadaptée car trop faible ?

Écoutez.... je crois qu'il faut dire une bonne fois pour toutes que cet argument de taille est grotesque. Singapour totalise trois millions d'habitants sur un territoire misérable, composé pour une bonne part d'anciens marécages. Ils s'en tirent plus que bien ! Dans l’autre sens, si l’Europe mène une politique « verte », ses 7% de la population mondiale ne changeront pas grand-chose au sort du reste et au problème global.

____« C'est en France, à la faveur des hasards de l'Histoire, que la formule de l’État-nation moderne a trouvé sa décantation la plus radicale, comme nation de citoyens et comme État rationnel »____


L'argument de la taille ne compte qu’à la marge, et pour une raison simple : on vit avec ses moyens. Nous ne serons pas nécessairement le pays le plus puissant et le plus prospère, mais... le problème n'est pas là ! Le problème est de bien vivre politiquement, ce qui signifie avant tout qu'il faut être maître chez soi ! C'est tout simplement l'idée démocratique et il n'y a pas à aller chercher midi à quatorze heures. En revanche, plaider qu'il vaut mieux être asservi pour gagner un peu plus, me semble très douteux. Surtout quand on n'est même pas sûr de vraiment gagner plus ! 

Tout le débat sur le Brexit est là. Monsieur Osborne, le chancelier de l’Échiquier britannique, dit aux Anglais : « si vous quittez l'Union européenne, vous allez perdre tant de livres par an ». Et alors ? Combien vaut l'indépendance politique? Ce genre d’arguments est caractéristique d'un raisonnement économiciste absurde selon lequel gagner plus est le but suprême et la réponse à tout. Le bien le plus désirable pour une collectivité est de vivre dans les conditions qui satisfont le désir démocratique fondamental.

[ Fin de la première partie de l'entretien ] 



3 commentaires:

  1. Merci pour cet entrtien!
    Un seul mot: remarquable (par les questions comme dans les réponses). A l'inverse de trop nombreux confrères philosophes, Marcel Gauchet ne s'égare ni ne déçoit.

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  2. « avec une homme qui figure l'unité collective » #Coquille #OuPas

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  3. Singapour à 5,4 millions d'habitants !

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