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lundi 8 juillet 2013

Qui est le véritable « Roi d’Europe » ?




Ce n’est pas un hasard si le discours politique a fait l’objet de tant d’études : en politique, les discours sont des actes. Pour savoir qui « commande » l’Union européenne, rien de plus efficace, donc, que d’étudier la portée des discours des uns et des autres.
Nul ne le sait aussi bien que Mario Draghi, le patron de la banque centrale européenne (BCE) dont les prises de positions sont désormais attendues comme paroles d’évangile. Et pour cause : quand bien même il ne fait rien de concret, ses déclarations ont un effet quasi magique au sein de la « Planète finances » et mettent du baume au cœur de messieurs « Les Marchés ».
On s’en souvient, c’était à la fin de l’été 2012. La zone euro vivait l’un des chapitres les plus hard de son interminable crise. Le long chapelet des « sommets de la dernière chance » se succédant sans fin n’avait pas donné grand-chose, hormis une collection inédite de photographies du couple Merkozy harassé et tendu.
« La BCE est prête à faire tout ce qui est nécessaire pour préserver l’euro. Et croyez-moi, ce sera suffisant », annonçait ainsi le banquier central en juillet 2012. Aussitôt, les taux d'intérêts sur la dette des pays du Sud « se détendaient », comme on dit. Simultanément, « Les Marchés » étaient « dopés » (ou bondissaient, s’enflammaient, voire caracolaient : rayez la mention inutile). L'idée même d'un effort « illimité » de la Banque centrale pour sauver la monnaie unique suffisait à mettre en joie les investisseurs sans que l'ombre d'une indication sur la méthode employée ne soit donnée à ce stade.
Ladite méthode ne sera dévoilée que deux mois plus tard, en septembre. Il s'agit de cette chose baptisée OMT (opérations monétaires sur titres). La BCE annonçait être prête à racheter des titres de dette des pays en difficulté pour éviter une montée excessive des taux, en interprétant de manière souple les dispositions del'article 123 du traité de Lisbonne.
La presse, à cette annonce, ne se contint plus d'admiration. On salua la « mobilisation générale » et le « plan de bataille » pour sauver l'euro, on loua l’« arme nucléaire » inventée par la BCE. Un vocabulaire guerrier tout à fait cocasse en plein cœur de « l'Europe-c'est-la-paix-même-qu’on-a-le-prix-Nobel ».
« Les Marchés », à nouveau ravis tels une jouvencelle à qui l’on vient de promettre la lune et les étoiles, « s'envolèrent » derechef. Pourtant, un an plus tard, on peut constater que l'OMT n'a toujours pas été mis en œuvre. Et pour cause : l'outil a été conçu pour ne pas servir :
  • d'abord, ces rachats de dette souveraine sont assortis d'une conditionnalité semblant conçue tout exprès pour faire fuir les pauvres et les nécessiteux. Jacques Sapir l'explique clairement dans un entretien accordé à L’arène nue,
  • ensuite, parce que ce n'est jamais le bon moment pour dégainer l'instrument. Soit un pays est trop malade pour pouvoir prétendre à l'aide, soit il ne l'est pas encore assez pour envisager de la demander. Bref, si un pays traverse une crise « de solvabilité », il est déjà trop tard. Si ce n'est qu'une crise « de liquidité », il est encore trop tôt.

Telle est donc la méthode Draghi : des paroles qui, aussi peu suivies d’actes soient-elles, provoquent des convulsions de joie dans le Landerneau de la finance et des médias, et un outil - l’OMT - présenté comme le comble de l’audace mais fabriqué spécialement pour ne pas être utilisé.

Pourtant, la méthode marche. La preuve, « super Mario » vient derenouveler l’expérience. Le 4 juillet dernier, c’est sa parole et nulle autre qui était attendue avec impatience par tout un panel de brave gens : les Portugais, qui, après une bourrasquepolitique due à la démission consécutive de deux ministresvoyaient s’envoler leurs taux d’intérêts, les Grecs, pour qui l’idée d’une nouvelle restructuration de la dette flotte à nouveau dans l’air ces jours-ci. Et, finalement, toute l’eurozone, qui attend que la BCE la biberonne à l’argent frais. Car, comme le dit Patrick Artus, que « la zone euro n’est pas du tout guérie, elle est portée à bout de bras par la liquidité ».
Cette phrase fut donc le clou de la déclaration fort attendue du banquier central jeudi dernier : « notre politique monétaire restera accommodante aussi longtemps que nécessaire » Pourquoi ? Comment ? A quoi sert-il d’arroser de liquidités des économies européennes moribondes ? Comment fait-on, à long terme, pour sortir de la vraie crise, pas celle des taux d’intérêts trop hauts ou de la bourse trop basse, mais celles qui fabrique des millions de chômeurs et tout autant de travailleurs pauvres ?
Nul ne sait. Mais cela n’a que peu d’importance dès lors que « Les Marchés » cessent d’être « nerveux », tel le CAC 40, qui a pris 2,9 % dans la journée de jeudi, arrachant au journal Le Monde ce commentaire : « Mario Draghi confirme une nouvelle fois que sa première arme de politique monétaire est celle de la communication ». La chanteuse Dalida, elle, aurait entonné : « encore des mots, toujours des mots, les mêmes mots : paroles, paroles, paroles ».
En attendant, si les discours sont des actes, peu de leaders européens peuvent aujourd’hui exciper d’une telle force de frappe déclaratoire. Un mot de Mario Draghi, et c’est la faillite d’une pays – aujourd’hui le Portugal – qui est, sinon évitée, au moins différée. Combien de chef d’Etats ou de gouvernements européens peuvent aujourd’hui en dire autant ?
Ayant fait la même observation, Cédric Durand et Razmig Keucheyantentent, dans En finir avec l’Europe, de mettre des mots surce phénomène. Le « césarisme bureaucratique », c’est ainsi qu’ils nomment cette tendance à l’autonomisationdes structures technocratiques de l’Union. Ils le notent concernant la Commission, mais c’est plus vrai encore pour la BCE. Car s’il arrive parfois à José Manuel Barroso de se faire rabrouer par les Etats-membres, cela n’arrive plus guère au banquier central. L’Allemagne elle-même, que l’ont dit si puissante et dont l’intransigeante Buba goute peu les largesses monétaires consenties par Draghi, est contrainte de s’incliner devant la sacro-sainte « indépendance de la Banque centrale européenne ».
Seul décideur quant à politique monétaire face à des Etats qui n’ont plus à leur main que des instruments de politique budgétaires ultra-contraints, Mario Draghi peut s’affranchir du bon vouloir des gouvernements et des Parlements nationaux, mais aussi de celui des pouvoirs exécutifs et législatifs communautaires. Il ne se situe même pas en marge du pouvoir politique : il l’exerce. Et ne rencontre à dire vrai que fort peu de contrepouvoirs. Elu par personne et ne rendant de comptes qu’à lui-même, le véritable King Europe, pas de doute, c’est bien lui.


vendredi 28 juin 2013

La Chinallemagne, ou comment les Allemands - l’air de rien - lâchent l’Europe






Ces temps derniers, entre la Chine et l’Allemagne, c’est « chabadabada », « love-love » et « bisous doux ». Les bisbilles entre l’empire du Milieu et l’Union européenne sur les questions commerciales se poursuivent, mais les Chinois prennent grand soin de ménager les Allemands.

La fâcherie commerciale Chine / UE sur la question du photovoltaïque vient de connaître un énième rebondissement. Pékin vient en effet d’annoncer sa décision d’appliquer une taxe antidumping, à compter de ce jour, à un produit chimique en provenance de nos contrées : le toluidine. La taxe douanière imposée sur ce produit sera de 36,9%, pour toutes les entreprises européennes. Toutes… sauf une. Lanxess, un producteur allemand, bénéficiera quant à lui d’une taxounette sur mesure : 19,6%. Raison invoquée ? Aucune.

La Chine préserve l’Allemagne. Juste retour d’ascenseur, puisque l’Allemagne soigne la Chine. On se souvient de son opposition à la décision de Bruxelles de taxer les panneaux solaires chinois, décision qualifiée de « grave erreur » par le ministre allemand de l’Economie, Philipp Rösler.

Pourquoi donc tant d’amour ?

D’abord, parce que « qui se ressemble s’assemble », comme diraient nos grand-mères. Selon Jean-Michel Quatrepoint, qui l’explique dans Mourir pour le yuan, les deux pays ont de nombreux points communs : des modèles économiques ressemblants, faits d’un mercantilisme agressif misant tout sur les exportations et sur l’accumulation d’excédents, visant notamment à palier une tendance rapide au vieillissement des deux populations.

Au-delà des ressemblances, il y existe une complémentarité entre les deux pays, une quasi « symbiose », comme l’expliquent ici Hans Kundnani et Jonas Parello-Plesner. La Chine en plein développement est friande de machines-outils allemandes pour ses usines, et de grosses berlines pour ses nouvelles classes moyennes. Quant à l’Allemagne, elle cherche avec énergie… des débouchés hors d’Europe.

A cet égard, les chiffres sont cruels. Guillaume Duval le rappelle ici : « l’excédent commercial allemand était de 170 milliards en 2007, réalisés aux trois quarts en zone euro. En 2012, cet excédent était toujours de 180 milliards, mais réalisés aux trois quarts hors zone euro ». Et Jean-Michel Quatrepoint de rajouter : « L’Allemagne n’espère plus rien tirer de l’Europe, où elle a déjà fait le plein. Elle y a pris toutes les parts de marché qu’il y avait à prendre, et cherche à se réorienter désormais hors de la zone euro ».

Hors de la zone euro ? Mince ! Nous qui pensions benoitement qu’Angela Merkel, reine d’Europe en titre, faisait tout pour sauver ladite zone en mettant abondamment la main au portefeuille. On nous aurait menti ?

Hors de la zone euro, pourtant. En Chine, donc, pays que l’ex-actuelle-future chancelière visite souvent, et longtemps. Aux Etats-Unis, également. Rappelons-le, l’Allemagne est, avec l’Angleterre, l’un des pays à promouvoir avec le plus d’ardeur le futur partenariat commercial transatlantique, le TTIP.

Un tantinet suspicieux, Hans Kundnani et Jonas Parello-Plesner osent donc cette observation : « il y a un danger pour que l’Allemagne se serve de cette relation bilatérale étroite [avec la Chine] afin de défendre ses propres intérêts économiques plutôt que les intérêts stratégique européens ».

L’Allemagne en mode « cavalier seul », délaissant « l’Europe-c’est-la-paix » et l’immarcescible « couple franco-allemand » dans le seul but de booster son commerce ? Comme c’est trivial et comme c’est pessimiste !

Et comme c’est évident, en même temps…


mardi 25 juin 2013

Critiquer Barroso : et après ?




« Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes », disait Bossuet. Le Parti socialiste doit beaucoup faire rire Dieu.

Au PS, on a d’abord crié haro sur Angela Merkel, dénonçant son « intransigeance égoïste ». Oh, surprise ! On découvrait incrédule qu’un dirigeant en campagne électorale cherche plus volontiers, dans une Europe qui demeure un agrégat d’entités nationales, à satisfaire ses concitoyens et électeurs qu’à contenter ses voisins !

Mais Angela Merkel n’est pas une cible facile. En tant que « reine d’Europe », elle est tout à fait nulle. Mais en tant que chancelière allemande, il semble qu’elle fasse l’affaire. C’est en tout cas ce que pensent les allemands, qui la reconduiront sans doute en septembre.

On a donc trouvé une autre cible en la personne de Jose Manuel Barroso, qui pour sa part, à la décharge de ceux qui le conspuent, est effectivement nul, et sur à peu près tout. Arnaud Montebourg lui a donc imputé d’être le « carburant du front national », ce qui est lui faire trop d'honneur. Car c'est à la fois un peu vrai et un peu…court.

Tellement court que même Jean Quatremer – cette boussole qui indique le Sud - s’y adonne dans Libération du jour, dépeignant un « Européen pro-américain à veste réversible ». Barroso un atlantiste ? Rhôôô, ben ça alors, c’est vraiment très mal ! On lui rafraîchit la mémoire, concernent feu Jean Monnet, ou le laisse croire que le phénomène est nouveau ?

Surtout, le président de la Commission européenne ne dispose jamais que du pouvoir que les Etats lui ont consenti, à lui et au bidule carcéralo-fédéral dont il est le patron.

François Hollande a fort bien mimé l’étonnement et la colère, au moment de recevoir les recommandations de l’exécutif européen au mois de mai. Il lançait alors, drapé dans une indignation rudement bien interprétée : « la Commission européenne n’a pas à nous dicter ce que nous devons faire ».

Pourtant, il n’y avait rien là que de très prévisible, dans la droite ligne de la série de réformes – six pack, semestre européen, two pack - adoptées par le Parlement européen sans que personne, au sein des États membres, n’y trouve à redire.

De fait, le semestre européen le prévoit explicitement : chaque année, au mois de mai, la Commission adresse aux États des « conseils personnalisés » pour qu’ils puissent répondre aux priorités économiques et budgétaires qu’elle a définies durant les mois précédents.

Le two pack, quant à lui, est entré en vigueur le 30 mai, entrainant ce commentaire sardonique du journal La Tribune : « le gouvernement économique européen est né, et il ne plait pas à François Hollande ». En vertu des deux textes qui composent ce pack, les États devront désormais publier, à l’automne de chaque année, leur projet de budget pour l’année suivante. A charge pour la Commission - celle-là même qui « n’a pas à nous dicter ce que nous devons faire » - d’examiner ces projet et de formuler des observations.

Alors, surpris, messieurs Hollande et Montebourg ? Barroso est-il très très méchant, ou s’est-il simplement saisi des prérogatives qu’on lui a offertes ?

Plus sérieusement, il semble aujourd’hui dérisoire de dénoncer un homme, aussi urticant soit-il, lorsque c’est un ensemble institutionnel qui dysfonctionne. La Commission européenne est un organe à caractère fédéral dans une Europe qui, elle ne l’a jamais été, et l’est de moins en moins, sous l’effet des trajectoires de plus en plus divergentes des Etats-membres.

La droite allemande semble en avoir pris conscience. Le programme électoral de la CDU-CDU plaide en effet pour une Europe de « l’unité dans la diversité » et rejette l’idée d’une Union « organisée et dirigée de manière centralisée ».

On aimerait savoir ce qu’en pense - pour de vrai, pas juste pour déconner - la gauche française.


vendredi 21 juin 2013

Jean-Michel Quatrepoint : « L'accord commercial transatlantique sera une catastrophe pour la France »



Jean-Michel Quatrepoint est journaliste économique et essayiste


Vous affirmez que le futur accord commercial transatlantique de libre-échange (TTIP) sera nécessairement un marché de dupes. Pourquoi ?

Je pense que c’est, pour la France, l’un des sujets les plus importants des années qui viennent. Pour notre pays, c’est une question de survie.

Pour l’Europe, vous voulez dire…

Non, pour la France. Nous avons bien plus à perdre que beaucoup d’autres pays, car nous avons en propre une défense, une diplomatie, une langue dans le cadre de la francophonie…

Pour comprendre ce qui se joue, il faut considérer la genèse du TTIP et se demander pourquoi l’idée de cet accord, qui est ancienne mais avait été enterrée, ressort brutalement.

Il y a encore deux ou trois ans, on ne parlait plus que de la « Chinamérique ». On nous expliquait que la Chine et l’Amérique faisaient alliance, et que le centre du monde se déplaçait dans le Pacifique.

Mais il se produit un évènement qui entraîne un changement radical de la politique américaine. En décembre 2011, la Chine et le Japon signent un accord monétaire. Ils s’engagent à libeller une part de leur commerce bilatéral dans leurs monnaies respectives, en se passant du dollar. La banque de Chine autorise la banque du Japon à acheter des bons du Trésor chinois. Autrement dit, les Chinois commencent à tenter de faire du yuan une monnaie de transaction internationale, concurrente du dollar. Et le Japon, chasse gardée américaine, bascule dans le giron chinois, ce qui est un évènement majeur.

S’y ajoute un autre évènement : au même moment, la Chine inaugure son premier porte-avion. Les Américains s’avisent alors que dans cette « Chinamérique », les Chinois ne se contenteront pas de la seconde place…

C’est alors que ressurgit, étonnamment, la querelle sino-japonaise sur les iles Senkaku.

Vous sous-entendez que les Etats-Unis se sont arrangés pour raviver cette querelle ?

Je l’ignore, mais elle intervient à point nommé pour les Américains ! Car la tension entre Chine et Japon monte alors très violemment, ramenant le Japon dans le giron américain.

Lorsque Shinzo Abe arrive au pouvoir fin 2012, des manœuvres militaires communes nippo-américaines sont lancées dans le Pacifique. Puis Abe opère un virage radical dans la politique économique traditionnelle du Japon. Avec l’accord des Américains – qui obligeaient le Japon, depuis les accords du Plaza, à avoir une monnaie très forte – Abe fait fonctionner la planche à billets et le yen se dévalue.

Les américains utiliseraient donc le Japon contre le Chine ? Finie la « Chinamérique » ?

Oui : aujourd’hui et de récente date, les Américains tentent d’organiser un containment de la Chine. Cela se fait progressivement. D’abord, ils ont sorti la Birmanie du giron chinois. Ensuite, ils ont lancé un partenariat transpacifique - un marché commun - sans la Chine. Tout en multipliant les procédures antidumping contre la Chine, et en incitant leurs multinationales à relocaliser aux Etats-Unis une partie de leurs activités.

Après l’accord transpacifique à l’Est, pour revenir au centre du jeu mondial, il ne manque plus aux Etats-Unis qu’à relancer la vieille idée – qu’ils avaient eux-mêmes enterrée - du partenariat transatlantique à l’Ouest. Comme l’écrit Zaki Laïdi dans Le Monde, l’objectif des Américains est de « mettre en place deux mâchoires puissantes couvrant 60% du commerce américain, l’une avec l’Europe, l’autre avec l’Asie mais sans la Chine, et en plaçant la barre des négociations de l’accord partenarial transpacifique suffisamment haut pour dissuader Pékin d’y venir ».

Voilà donc Obama exhumant la vieille idée d’un partenariat transatlantique dans son discours sur l’état de l’Union en février 2013. Evidemment, comme on pouvait s’y attendre, Barroso et la Commission européenne lui emboitent le pas.

Le même Barroso dont Le Monde expliquait dans un récent éditorial qu’il a des intérêts personnels aux Etats-Unis…

… et qui rêve de se recaser, une fois son mandat à la Commission terminé, soit au secrétariat général de l’OTAN, soit à celui de l’ONU.

Il veillera donc à satisfaire les principales puissances concernées par l’accord transatlantique, quitte à faire passer celui-ci au forceps. Il contentera prioritairement les Etats-Unis, l’Angleterre et l’Allemagne.

Qu’attend l’Angleterre du TTIP ?

C’est très simple : elle souhaite que la City puisse se développer davantage sur le marché américain d’une part, et, d’autre part, que son transport maritime bénéficie de l’accroissement du commerce sur l’Atlantique. Les Anglais partagent d’ailleurs ce dernier objectif avec le Danemark et avec la Suède.

Et l’Allemagne ?

Ce qui compte pour elle, c’est l’industrie. Les industriels allemands ont intérêt à cet accord transatlantique.

Actuellement, les droits de douane ont presque disparu entre l’Europe et les Etats-Unis. Ils ne dépassent pas 3%. En revanche, il y a des règles différentes, ce qu’on appelle les « normes non tarifaires ».

L’industrie automobile allemande produit déjà aux Etats-Unis, où elle possède des usines modernes, et bénéficie de coûts du travail plus faibles. Elle gagne beaucoup d’argent, en utilisant les normes américaines. Son but est donc d’obtenir une uniformisation des normes non tarifaires pour pourvoir exporter ces voitures des Etats-Unis vers l’Europe, voire vers l’Asie. Exportations qui se feraient alors en dollar, ce qui permettrait d’être totalement exempté des inconvénients d’un euro trop fort.

L’Allemagne espère, via ce partenariat, se redéployer. Elle n’espère plus rien tirer de l’Europe, où elle a déjà fait le plein. Elle y a pris toutes les parts de marché qu’il y avait à prendre, et cherche à se réorienter désormais hors de la zone euro, spécialement vers les pays émergents et les Etats-Unis.

Et les Etats-Unis, qu’est-ce qui les intéresse plus spécifiquement ?

L’agriculture, l’agroalimentaire, la santé, les industries de défense et les industries culturelles. Dans ces domaines, les normes non tarifaires européennes sont plus contraignantes. Ils attendent donc que nous alignions nos normes sur les leurs, et qu’on accepte, par exemple, leurs « poulets chlorés ».

Concernant les industries culturelles, ce qui les intéresse, c’est de pouvoir développer leurs géants de l’Internet, comme Google par exemple. Ils veulent pouvoir diffuser, sur leurs plateformes numériques, des biens culturels sans payer de TVA ou d’impôt sur les sociétés en Europe. Loin d’être un combat « réactionnaire » comme le dit Barroso, la bataille pour l’exception culturelle est une bataille pour le futur. Il nous faut absolument préserver nos patrimoines numérisés.

Sur ce dernier point, François Hollande a donc remporté une victoire…

Oui, une petite victoire. Toutefois, d’ores et déjà, le commissaire Karel de Gucht annonce que la Commission européenne se réserve le droit de remettre le sujet sur la table des négociations si elle l’estime nécessaire.

On voit bien poindre le danger : les ambitions des Anglais et celles des Allemands seront préservées lors des discussions avec les Etats-Unis. Mais il faudra donner des contreparties aux Américains. Et nos partenaires entendent bien que ce soient les Français qui les donnent en renonçant à défendre leurs propres intérêts !

L’exception culturelle, ce sera un peu comme les traités européens : vous dites « non », vous fermez la porte, mais ça revient par la fenêtre ! Cet accord sera une catastrophe pour la France, qui y perdra tout ce qui demeure : industries culturelles, agriculture, agroalimentaire et industries de défense.

N’y a-t-il donc rien à gagner ?

Que voulez-vous qu’on gagne ? Le libre-échange, ce n’est jamais « gagnant-gagnant ».

Depuis le début de cette affaire, on fait tourner les supposés « modèles ». On nous explique que l’accord euro-américain va créer 400 000 emplois de part et d’autre de l’Atlantique. Que ça va générer 119 milliards de dollars pour de PIB supplémentaire pour l’Union européenne, et 95 milliards pour les Etats-Unis. Mais ces chiffres sont fantaisistes. Ils viennent de nulle part !

L’attitude allemande reste paradoxale. Si l’accord transatlantique est conclu, la Chine se sentira exclue. Or l’Allemagne est soucieuse de ses relations avec Pékin. Comment va-t-elle concilier cela ?

L’Allemagne ménagera la chèvre et le chou. Elle ménagera la Chine, mais elle désire le partenariat transatlantique, plus qu’elle ne souhaite faire progresser l’Europe.

Ne serait-ce que pour sa défense, l’Allemagne souhaite s’en remettre totalement à l’Amérique. C’est pour cela qu’elle n’a jamais voulu de l’Europe de la défense. L’Allemagne se vit comme une grande Suisse. Elle s’interdit d’avoir des ambitions militaires, non plus que diplomatiques. C’est un géant géoéconomique, mais en aucun cas géopolitique. En Europe, l’Allemagne a acquis, par le fait de la faiblesse de ses partenaires, une position de domination. Mais elle n’a jamais vraiment désiré ce leadership.

Que peut faire la France ?

Elle doit s’interroger : veut-elle garder une diplomatie et un outil de défense autonomes, ceux-là mêmes qui ont permis, par exemple, l’intervention au Mali, et permettent d’avoir une politique ouverte vers l’Afrique et le monde arabe ?

Ou veut-elle abandonner sa défense aux Américains, sa diplomatie à Bruxelles et son industrie à l’Allemagne, pour devenir simplement une vaste place touristique, vendant deux ou trois produits de luxe ?

C’est la réponse à ces questions qui conditionnera l’attitude française dans les négociations transatlantiques.

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lundi 17 juin 2013

L'Europe en l'an 2022 : faut-il pleurer ou faut-il rire ?

 


«  Il y a du consentement dans le sourire, tandis que le rire est souvent un refus », affirmait Victor Hugo. On rit à la lecture de L’insurrection de Pierre Lévy. De ce rire large et franc qui veut dire « non ».
 
L’ouvrage - préfacé par Jacques Sapir - est une fiction. Un roman d’anticipation politique qui nous propose de parcourir « l’Europe à l’aube de l’an de grâce 2022 ». Une Europe devenue FEU (fédération de l’Europe unie), dirigée par l’AISE (autorité indépendante de stabilité européenne), au sein de laquelle officient d’anciens élèves de l’EPEG (espace pédagogique européen de gouvernance) sévissant également auprès de la CEPDS ou membres de CCTV.
 
D’entrée, les sigles fusent. Avec excès, croiront certains. Pourtant, qui a pu observer de près les arcanes de l’administration française àl’heure de la RGPP (révision générale des politiques publiques) éprouvera immédiatement un sentiment de familiarité. Orwell était en deçà de la réalité lorsqu’il décrivait le « novlangue ». Pierre Lévy colle à ce réel kafkaïen avec lucidité et drôlerie, mettant en exergue le ridicule définitif du jargon « techno », et brocardant dans un même élan les expressions toutes faites de la pensée molle écolo-boboïde.
 
Dans ce Meilleur des mondes où règnent enfin « tolérance », « efficience », « bonne gouvernance » et « éco-citoyenneté », tout est fait pour préserver les « Droits de l’homme », c'est-à-dire « le libre marché, la libre concurrence, le libre échange, la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes ». Dans ce cadre, le « crime contre la stabilité économique » est vigoureusement puni, passible de lourdes peines devant le TVV (Tribunal Vivendi-Véolia).
 
Justice privatisée, salariés qui paient pour occuper un emploi, élections remplacées par des sondages ou qui, lorsqu’elles ont lieu, peuvent donner lieu à des « revotes » tant que leurs résultats ne sont pas satisfaisants, droit de grève cantonné à l’inscription sur le site web « jesuisengrève.com », les descriptions cocasses se succèdent à un rythme effréné, au point qu’on en oublie presque les personnages, aussi évanescents que l’indique leur prénoms dignes des pires séries télé : Dylan, Samantha, Cindy…
 
L’intrigue semble ainsi parfois un alibi, et Lévy chiade le décor davantage que le scénario. Avec une insistance où d’aucuns verront peut-être l’excès militant d’un auteur que l’on qualifiera de « souverainiste de gauche ». Mais peut-on vraiment parler d’excès lors qu’à chaque instant, la réalité s’emploie à dépasser la fiction ?
 
La Grèce expulsée du club des pays développés pour redevenir un « pays émergent », le FMI – et la Troïka – demandant à un État-membre de procéder à un suicide économique méthodique, puis déclarant finalement : « oups, en fait on s'est trompé », le président de la Commission européenne ne se retenant même plus d’injurier la France en le qualifiant de « réactionnaire » : ce ne sont pas là des élucubrations de romancier. C’est la réalité de cette Europe qui s’effiloche et dont les convulsions macabres devraient tirer des larmes à ceux qui ne prennent pas, comme Pierre Lévy, le parti d'en rire.
 
Finalement, la Construction européenne reste un objet mal connu. On ignore parfois sous quel angle l’aborder : histoire, philosophie politique, droit des institutions, économie... La complexité d’un édifice qui s’est construit de manière brouillone et sans fil directeur, le caractère techno-éco-politique de l'ensemble, décourage trop souvent les curieux. C’est regrettable, tant il est vrai que notre avenir se joue désormais, pour une large part, au niveau européen.
 
Le livre de Lévy a cet avantage : la satire produit un effet de loupe. On saisit vite les enjeux de cette Europe en crise. On appréhende les dérives. Celles déjà advenues et celles, probables, à venir. L’insurrection est donc une lecture indispensable à ceux qui refusent de s'éveiller, un beau matin, dans le monde qu'il décrit.
 
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"L'Allemagne est une poule qui aurait trouvé un couteau", entretien avec G. Duval  CLYCK

jeudi 13 juin 2013

« L'Allemagne est une poule qui aurait trouvé un couteau » entretien avec Guillaume Duval

Guillaume Duval est rédacteur en chef d'Alternatives économiques
et auteur de Made in Germany, Seuil, 2013

Dans votre livre Made in Germany, consacré au modèle allemand, vous vous montrez très critique vis-à-vis des réformes du marché du travail réalisées par le prédécesseur d’Angela Merkel, le chancelier social-démocrate Schröder. Pourquoi ?

C’est plutôt malgré Schröder que grâce à Schröder que l’Allemagne s’en sort plutôt bien aujourd’hui. Il faut bien comprendre qui fut Schröder. Nous, Français, avons tendance à considérer l’Allemagne comme un grand pays social-démocrate, sur le modèle scandinave. Cette vision est totalement fausse. L’Allemagne est un pays très conservateur, qui a été gouverné presque sans discontinuer par la droite. Le SPD est un parti puissant, mais qui a très peu exercé le pouvoir. Il l’a exercé, par exemple, avec Helmut Schmidt et Willy Brandt après la Seconde Guerre mondiale, mais toujours en association avec des partis de droite, CDU et FDP.

Lorsque Schröder arrive au pouvoir, c’est donc la toute première fois que la gauche – SPD et Verts – est vraiment majoritaire. Mais paradoxalement, cette situation a surtout été l’occasion d’une politique très antisociale, comme n’en avait jamais connue l’Allemagne. Schröder a donc réussi une performance, en sept années d’exercice du pouvoir : il a fait de l’Allemagne un pays plus inégalitaire que la France, alors qu’elle l’était initialement moins.

C’est évidemment pour cette raison que la droite, en Europe, l’utilise comme référence. Mais je ne crois pas du tout que Schröder ait servi les intérêts à long terme de l’Allemagne. Au contraire, il a affaibli l’un des principaux points forts du modèle allemand : son fort niveau de cohésion sociale.
Par ailleurs, s’il a pu faire cette politique, c’est en exerçant une pression très forte sur les dépenses publiques. Sous sa direction, le SPD a renoncé à mettre en œuvre une partie importante de son programme, consistant à remédier à l’absence de structures pour accueillir les jeunes enfants. En Allemagne, faute de ces structures, de nombreuses femmes sont contraintes de choisir entre exercer un métier ou avoir des enfants. Ce qui contribue au lourd problème démographique que connaît aujourd’hui ce pays.

Autre conséquence de cette pression à la baisse sur les dépenses publiques : l’Allemagne est le seul pays de l’OCDE qui soit en situation de désinvestissement public. Autrement dit, les dépenses d’entretien des routes, des bâtiments publics, sont insuffisantes pour pallier l’usure des équipements. Depuis le début des années 2000, le niveau des investissements publics allemands est plus de deux fois inférieur à celui de la France. On peut douter que cela soit une bonne manière de préparer l’avenir d’un pays…

Finalement, cette politique a généré de très importants déficits publics. Durant les douze premières années d’existence de la zone euro, l’Allemagne a été incapable d’atteindre le critère de 3% de déficit public pendant 7 ans, et celui de 60% de dette publique pendant 11 ans. Un très mauvais élève du pacte de stabilité, en somme. Et c’est un comble que Schröder, qui a ajouté près de 39 milliards d’euros à la dette allemande, soit aujourd’hui présenté comme un modèle pour la gestion des finances publiques !

Pourtant, quand François Hollande se rend en Allemagne à l’occasion des 150 ans du SPD, il s’empresse de louer les réformes « courageuses » de Schröder…

Oui. Je mets ça sur le compte de la politesse. Mais si c’est davantage, s’il était convaincu que de telles réformes sont souhaitables en France, il nous engagerait alors sur une très mauvaise pente.
Les réformes Schröder ont coûté très cher aux salariés allemands en termes de salaires : ils retrouvent tout juste aujourd’hui leur pouvoir d’achat de 2000. Elles ont aussi coûté cher en termes de niveau d’emploi : l’Allemagne n’a retrouvé qu’en 2010 son niveau d’emploi de 2000, si l’on comptabilise les seuls emplois qui génèrent des cotisations sociales.

Car outre ceux-ci, se sont aussi développées, sous la houlette de Schröder, des formes de sous-emploi, notamment les fameux mini-jobs, qui consistent, lorsqu’un salarié gagne moins de 400 euros par mois, à l’exonérer presque entièrement de cotisations sociales. En contrepartie, il ne touchera aucune retraite… Aujourd’hui, environ 5 millions de personnes subissent ce régime.

Au bout du compte, est-ce qu’Angela Merkel ne serait pas en train de faire mieux que son prédécesseur ?

Oui, paradoxalement. Sa politique est un peu moins antisociale. Elle a corrigé certains excès, comme ceux, par exemple, de la réforme Hartz IV. Elle a également mis la pédale douce, à ses débuts, sur l’austérité budgétaire. Dans la période récente, on lui doit des efforts non négligeables, notamment pour mettre en place des crèches ou des modes d’accueil dans les écoles qui permettent aux gens qui ont des enfants de continuer à travailler.

Son actuelle popularité dans les sondages n’est donc pas tellement surprenante…

Pendant la période Schröder, l’économie allemande est allée très mal. Il y avait plus de 5 millions de chômeurs quand il a quitté le pouvoir. En revanche, l’économie a commencé à se redresser en 2005 environ, et elle a plutôt bien résisté pendant la crise de 2008-2009. Il est tentant pour les Allemands de l’attribuer à Mme Merkel. Je vois pour ma part d’autres éléments qui expliquent cette bonne santé économique, dont trois choses déjà présentes avant la crise, et trois choses qui se révèlent durant la crise.

Avant la crise – et paradoxalement – c’est sa dépression démographique qui permet à l’Allemagne d’aller plutôt bien. En effet, si les Français tendent à ne voir que les bons côtés de la natalité, il faut savoir qu’élever des enfants a un coût. Il faut les nourrir, les loger, les habiller, les soigner, les éduquer… Autant de dépenses privées et publiques auxquelles les Allemands n’ont pas eu à faire face.
La principale conséquence se fait sentir dans un domaine en particulier : celui du logement. L’Allemagne, qui a perdu plus de 500 000 habitants depuis le début des années 2000, a un marché de l’immobilier beaucoup moins cher que la France. Depuis 1995, les prix de l’immobilier ont été multipliés par 2,5 en France, alors qu’ils ne bougeaient pas d’un iota en Allemagne. Un logement à Paris vaut 8 000 €/m², contre 2 300 €/m² à Francfort.

Ces deux facteurs – dépenses de logement contenues, moindres dépenses liées aux enfants – expliquent finalement pourquoi les Allemands ont supporté des politiques de modération salariale prolongées. Autre facteur de bonne santé économique avant-crise : la chute du mur de Berlin. Les Allemands pleurent beaucoup sur le coût de la réunification. C’est vrai, ça a coûté cher et ça a été difficile. Mais ça n’a pas eu que des inconvénients pour l’Allemagne. D’abord, ça lui a donné un marché intérieur plus vaste. Ensuite, nous, Européens, avons largement financé la réunification via les politiques peu coopératives menées à cette occasion par la Bundesbank.

Enfin et surtout, les Allemands ont été les grands gagnants de la réintégration des pays d’Europe centrale et orientale dans le concert européen. Ils les ont incorporés très rapidement dans leur tissu productif. Avant la chute du mur, le principal pays à fournir l’Allemagne en sous-traitance était la France. Désormais, ce sont la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie, la Hongrie. Et si l’on considère qu’il existe encore un écart de 1 à 5 entre le coût du travail en Pologne et en France, on mesure ce que l’Allemagne a gagné en termes de compétitivité/coûts de ses produits.

En plus, certaines caractéristiques du modèle allemand permettent de comprendre pourquoi cela s’est fait en douceur, et n’a pas détruit la base productive allemande. Tout n’a pas été délocalisé à l’Est, loin de là. Pour une raison essentielle : l’industrie allemande fonctionne sur la base de la codétermination. Le patronat doit tout négocier avec les syndicats, qui sont réellement puissants. Ce qui n’a abouti qu’à des délocalisations partielles.

Enfin, l’Allemagne a eu la chance de voir exploser la demande dans les pays émergents dans des domaines où, justement, elle est spécialisée. Notamment les machines-outils, très prisées dans les pays où les usines poussent comme des champignons. Ou les grosses voitures, qui s’exportent bien dans les pays où émerge une vraie classe moyenne.

Quels sont les facteurs qui ont permis à l’Allemagne de résister pendant la crise ?

Le premier facteur, ce n’est justement pas les réformes Schröder de flexibilisation du marché du travail, mais le fait qu’elles n’ont pas fonctionné. La flexibilité externe aux entreprises a été faible pendant la crise. L’Allemagne a connu une récession presque deux fois supérieure à la nôtre en 2009. Nous avons perdu 350 000 emplois cette année-là, elle, aucun. En dépit des possibilités nouvelles offertes par la politique Schröder, personne n’a été licencié. Les entreprises se sont débrouillées en interne comme à leur habitude, en utilisant notamment le chômage partiel.

Second facteur : l’Allemagne a beaucoup profité de la crise de la dette. Les taux d’intérêt y sont excessivement bas. Les investisseurs payent pour ainsi dire l’État allemand pour pouvoir disposer de sa dette, au motif qu’elle serait plus sûre que celle des autres pays de la zone euro.

Le calcul suivant a donc été fait : la baisse des taux entre 2008 et 2012 a permis une économie de 70 milliards d’euros sur les intérêts de la dette. C’est plus que les 55 milliards que l’Allemagne a dû débourser jusque-là via le FESF pour aider les pays en difficulté. 55 milliards d’euros qui, de surcroît, ne sont pas des dépenses sèches, mais des prêts à 4%… et dont on peut quand même escompter que la majeure partie sera remboursée. Rien à voir avec la situation de l’Italie, également engagée à hauteur de 40 milliards d’euros dans le FESF, qui prête à 4%, mais qui, elle, emprunte à 6%…

Enfin, troisième facteur de bonne santé relative malgré la crise : la baisse de l’euro par rapport au dollar. L’euro fort, qui est tout de même monté à 1,6 $ pour 1 € en 2008, a en grande partie liquidé l’industrie européenne. Puis il a baissé à environ 1,3 $ pour 1 € aujourd’hui. C’est encore trop pour le Portugal, l’Espagne ou la Grèce, mais l’industrie allemande, elle, en a profité. Ça a donné un coup de fouet à ses exportations hors eurozone.

Justement, dans quelle mesure les exportations allemandes hors zone euro compensent-elles la perte de débouchés dans l’eurozone liée à la crise et à la compression de la demande européenne ?

Grâce à cette baisse de l’euro dans la période récente, c’est d’ores et déjà compensé. L’excédent commercial allemand était de 170 milliards en 2007, réalisé aux trois-quarts en zone euro. En 2012, cet excédent était toujours de 180 milliards, mais réalisé aux trois-quarts hors zone euro.
Finalement, la situation de l’économie allemande est plutôt favorable en dépit de la crise, d’où le peu d’empressement de Mme Merkel à résoudre cette crise. Elle ne l’entretient évidemment pas à dessein. Mais cela explique qu’il n’y ait aucune pression sociale outre-Rhin.

Il y aurait donc une forme relative d’indifférence allemande face à la crise ?

Oui, c’est cela. On parle beaucoup du leadership allemand. Mais en vérité, il y a plutôt une absence de leadership. L’Allemagne a conquis un leadership économique de facto, mais elle ne sait pas du tout quoi en faire sur le plan politique. Elle se comporte comme une poule qui aurait trouvé un couteau.
S’ajoute à cela un trait de caractère propre à Angela Merkel. On a affaire à une Allemande de l’Est qui a découvert l’Union européenne à l’âge de 35 ans, qui ne s’est jamais promenée en Italie, en Espagne ou en Grèce auparavant, et qui n’a découvert tout ça qu’à travers des voyages officiels et des sommets européens. Je pense qu’elle ne comprend finalement pas grand-chose à ce qui se passe en Europe.

En somme, l’hypothèse d’un égoïsme allemand vous séduit peu. Vous constatez surtout de l’inertie.

Oui. D’ailleurs, le reproche adressé à Merkel dans la première version d’un certain texte du Parti socialiste me semble totalement inefficace. Reprocher à un dirigeant d’être davantage tourné vers son peuple que vers les autres tend à conforter les électeurs de ce dirigeant.

Surtout, c’est faux. Le vrai reproche que l’on peut faire à Mme Merkel est de mener une politique contraire aux intérêts des Allemands. Y compris à ceux des épargnants, dont l’épargne est investie pour une large part hors d’Allemagne, dans le reste de l’Europe. Or, si les pays européens sont maintenus en récession, si, pour cette raison, ils ne parviennent pas à se désendetter et qu’au bout du compte il faille se résoudre à annuler leurs dettes, les épargnants allemands seront les premiers à perdre leur mise…

Que pourrait faire la France pour relancer le couple franco-allemand ?

C’est un couple qui a moins d’importance pour l’Allemagne que pour la France, depuis qu’elle a retrouvé son unité et sa centralité en Europe… Angela Merkel semble pourtant faire quelques concessions. Elle en a notamment fait lors de sa dernière visite à Paris, autour du thème du « gouvernement économique de la zone euro ». Oui. Cela tient à ce qui se passe en ce moment en Allemagne, et qui me semble significatif. De nombreux intellectuels et politiques allemands, Habermas, Ulrich Beck, Helmut Schmidt, Joshka Fischer, tirent la sonnette d’alarme de longue date. Sans écho dans le peuple.

Pourtant, ces dernières semaines, deux évènements importants se sont produits. D’une part l’apparition d’un discours critique en France alors qu’aux débuts d’Hollande, mais surtout sous Sarkozy, l’alignement était total. D’autre part, le concours de l’Eurovision, très suivi en Allemagne, et qui a joué un véritable rôle de révélateur : 34 des 39 pays votants y ont choisi d’ignorer la chanteuse allemande. Cela a touché l’opinion, et suscité un véritable débat public. Les Allemands, qui demeurent malgré tout très attachés à la construction européenne, sont en train de découvrir l’ampleur de l’isolement dans lequel les a conduits Angela Merkel. Quant à elle, elle redoute en retour de perdre des plumes sur cette thématique aux élections de septembre prochain.



mercredi 5 juin 2013

Ulrich Beck : un sociologue allemand contre « l’Europe allemande »



Il faut le dire d’emblée : le dernier livre d’Ulrich Beck, Non à l’Europe allemande (Autrement, mai 2013) ne révolutionnera pas la réflexion sur l’Union européenne. Il sent un peu le « vite fait, moyennement fait ». Comme si le sociologue voulait simplement prendre date. Si l’édifice communautaire venait à s’écrouler, lui aussi pourrait y aller de son « je vous l’avais bien dit », et charger Angela Merkel.

Ils feront tous ça, les idéalistes postnationaux : vilipender la chancelière allemande pour mieux se défausser. Ils nous expliqueront que l’Europe est morte d’un « pas assez d’Europe » et non d’un « trop vite, trop mal ». Ils nous diront que ce qui a manqué, c’est le grand saut fédéral. Que ce sont les Etats-nations qui ont fauté, à trop vouloir continuer d’exister, à refuser de s’auto-dissoudre dans le « grand machin »,  bref, à être tout simplement là, à être bien réels. C’est tellement ennuyeux, le réel. Et tellement plus rigolo de vivre en permanence dans un songe.

De fait, Ulrich Beck aime à rêver éveillé. Avec mille bonnes intentions, et des craintes que l’on sent sincères. Mais enfin, que d’envolées lyriques inutiles ! Que de déclarations de principes alambiquées ! Et qu’est-on supposé faire de suggestions aussi vaporeuses que :
-         établir un « nouveau contrat social » qui doit « protéger cette grande liberté cosmopolite des attaques des souverainistes qui aspirent à une nouvelle clarté avec le retour des frontières » (tout ça ?),
-         comprendre la « société européenne » comme une « société posnationale de sociétés nationales » (et vice-versa ?),
-         établir « entre le mouvement protestataire et à l’avant-garde que constituent les bâtisseurs de l’Europe, une coalition permettant de faire un pas de géant vers une capacité d’action transnationale » (mais encore ?).

Il ne manque plus que « la mise en œuvre de la Paix Universelle dans le respect des différences », la « réalisation de l’Amour Transcendantal par delà les clivages » et « l’avènement d’une République Européenne Plurielle dans le cadre d’un développement social et solidaire ».

Bref, le traditionnel charabia messianique.

Le livre présente toutefois un intérêt, tout entier résumé dans le titre. Si Beck évolue davantage dans le monde des principes évanescents que dans celui de la politique, s’il ne faut pas espérer qu’il propose quelque solution tangible à la crise de la construction européenne, il demeure instructif de lire, sous la plume d’un intellectuel allemand, une inquiétude authentique quant au processus de « germanisation » de l’Europe. Et si l’on hurle à la « germanophobie » lorsque c’est un Français qui en parle, on se sent autorisé à louer la lucidité sans concession d’un Allemand disant « non » à « l’Europe allemande ».

Pour l’auteur, donc, sous la houlette d’Angela Merkiavel (Merkel + Machiavel : héhé, Beck est un gros malin), l’Allemagne est devenue hégémonique en Europe. Hégémonique sur le plan politique, du fait de son étonnante santé économique et de sa capacité à se porter – ou à refuser de se porter – au secours des pays en difficulté. Hégémonique sur le plan idéologique, car les aides ne sont accordées qu'à la condition que les pays du Sud acceptent une sorte de « rééducation », et se convertissent à la culture de stabilité allemande.

Mais hégémonique sans l’avoir voulu. Un peu par défaut, et de manière mal assumée. Guillaume Duval, l’auteur de Made in Germany, explique que les Allemands  « ont le leadership, mais ils ne savent pas quoi en faire. Ils sont comme une poule qui aurait trouvé un couteau ». Comme en écho, Beck répond : « le pouvoir de Merkiavel repose sur le désir de ne rien faire, sur son penchant pour le ne-pas-encore-agir, à agir plus tard, à hésiter ».

Une Allemagne super-puissante mais un peu pataude, encombrée par cette Union européenne dont elle n’a voulu que très mollement et qu’elle est un peu contrainte de « porter », elle n’aurait voulu, pour des raisons historiques évidentes, s’occuper désormais que de ses propres affaires : telle est l’image qui se dessine sous la plume d’Ulrich Beck.

Original et suffisamment bien vu pour mériter qu’on s’y attarde, au-delà des envolées un peu juvéniles de l’auteur autour de l’idée d’un « printemps européen » qui, lui, ne semble pas pour demain.
 
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